jeudi 24 avril 2008

La société "Fat free"

En ce moment en voyage aux États-Unis, je me livre à l'un de mes moments favoris lorsque je fais du tourisme: je rentre dans les supermarchés.


Vous allez me dire: en voilà une drôle d'idée. Pourquoi ne vas-tu pas plutôt voir les grands monuments historiques, les sites touristiques, les quartiers anciens?? Je le fais aussi, rassurez-vous. En tant que bon enseignant chiant, je me dois bien de voir toutes ces choses dont vous me parlez. Mais le supermarché, là, y a pas à dire, c'est l'un de mes grands moments. Dans notre société de consommation ultra-puissante, ultra-croissante et ultra-mondialisée, il est toujours intéressant de constater que les supermarchés, lieux fondamentaux de la vie moderne, sont encore différents dans chaque pays que je peux visiter.


Au premier abord, on a pourtant tendance à penser le contraire. Les rayons se ressemblent exactement. A l'entrée du supermarché Stop and Shop d'Arlington, Massachusetts, on trouve un rayon fruits et légumes assez important d'ailleurs, puis les rayons boucherie, charcuterie et fromagerie, avec tous les produits frais. Enfin, on traverse toutes les catégories habituelles de rayons que l'on trouverait dans n'importe quel Intermarché de nos campagnes françaises.


Au deuxième abord, pourtant, les différences sautent aux yeux. Dès le rayon fruits et légumes, et constate des changements: tous les fruits sont gros, mais surtout, ils brillent!!! Mais oui, je vous assure. On a l'impression que les ouvriers mexicains qui les ont récoltés les ont frottés avec du polish pour qu'ils apparaissent les plus lisses possibles, sans aucune aspérité et sans aucune trace de pourriture ou d'altérité. Ces différences se retrouvent dans tous les rayons. Les céréales sont de toutes les couleurs possibles et imaginables, les sauces de toute genre tentent d'attirer votre regard, et sont aussi, d'ailleurs, colorées des manières les plus improbables. On se dit tout de suite que le secteur agro-industriel américain use de tous les E possibles pour teinter ses produits des couleurs les plus exotiques, et souvent les plus flashantes. Même le consommateur français le plus malbouffeur ne pourrait pas acheter des produits à l'apparence aussi "chimique" (désolé, chers collègues de physique-chimie, je sais que vous détestez cette expression, mais c'est la seule qui me vient...).

Au troisième abord, une dernière chose me saute aux yeux. Sur la moitié des produits se trouve écrit l'inscription suivante: Fat free. Ces produits sont de toutes les sortes, de la fausse viande végétale aux céréales en passant par la majorité des sodas. Voilà donc des produits qui sont à l'évidence hyper-manufacturés mais qui seraient entièrement neutres au niveau des graisses. Lorsqu'on saisit de l'un d'entre eux, on constate d'ailleurs qu'il y a encore plus de composants aux noms incompréhensibles du commun des mortels, et que les ingrédients naturels apparaissent en général à partir de la sixième position dans la sacro-sainte liste.

La société américaine ajoute donc un paradoxe de plus à son arc. C'est vrai que les Américains sont plus gros que les Européens. Cependant, contrairement à une idée souvent répandue en France, ce phénomène est relativement récent: l'explosion de l'obésité date du milieu des années 1980. Les économistes, médecins et géographes expliquent ce brutal changement par une évolution des recettes utilisées par l'industrie, mais aussi par des transformations des modes de vie (introduction massive de la précarité dans le travail qui bouleverse la vie familiale, hausse du temps de travail, stagnation des salaires...). Il y a pourtant des choses plus simples que cela que n'importe quel touriste pourrait constater en se baladant dans ce pays, et qui ne cessent pas de m'étonner:
  • Lorsqu'on regarde la composition des produits les plus simples, on ne peut que constater que le secteur agro-alimentaire américain passe son temps à trafiquer les produits qu'il fabrique. Par exemple, si on achète une brique de lait frais, certifié organic (ce qui correspond au bio français) et low fat, on constate qu'ils n'ont pu s'empêcher de rajouter des vitamines de plusieurs types, au moins deux en général. De la même façon, j'ai consommé hier de l'eau qui avait d'abord été nettoyée et, ensuite, reminéralisée de manière artificielle. Il y a donc en permanence des transformations qui sont faites, pour des raisons finalement assez incompréhensibles, quand on sait que le lait est déjà un produit riche en soi.
  • A côté de cela, les vrais produits frais et de qualité, qui sont bons pour la santé, sont horriblement chers. Les fruits et légumes, par rapport aux salaires moyens ici, coûtent le double de ce qu'ils valent en France. Le phénomène est d'autant plus marqué qu'il n'y a pas de marchés pour faire baisser les prix, très peu de magasins spécialisés, et que les consommateurs sont entièrement dépendants des grandes chaînes de distributeurs, sauf à faire deux heures de voiture pour trouver le bon vendeur. Et je ne vous parle pas des prix de la viande bio sans hormone...
  • Par contre, y a pas à dire, la merde est vraiment pas chère. Dans les fast-foods, vous pouvez avoir des quantités astronomiques de nourriture, sans rien débourser. Par exemple, dans la célèbre chaîne de hamburgers au grand M jaune, vous n'achetez pas un soda, vous achetez le verre à la taille qui vous convient, puis vous allez vous servir autant de fois que vous le souhaitez au distributeur automatique (on se demande d'ailleurs pourquoi la majorité des clients achètent le grand verre. Pour se lever le moins de fois possible peut-être...)
  • Les Américains se sont donc habitués à mal manger, car c'est moins cher et pratique, mais ont quand même globalement pris conscience de leur élargissement général. Qu'à cela ne tienne, l'industrie a trouvé une solution: le fat free. En clair, vous pouvez continuer à manger les mêmes cochonneries sans culpabiliser, puisque c'est sans conséquence sur votre organisme. Comme les prix des bons produits ne diminuent pas, vous pouvez continuer à manger pas cher. L'industrie continue donc à s'enrichir, voire même à accroître ses bénéfices, car les fat free sont souvent un peu plus cher et les consommateurs en mangent plus, parce que c'est sans graisse...
Voilà donc le grand succès de l'agro-industrie américaine: avoir désappris aux citoyens à bien manger pour vendre ses produits, puis, devant la prise de conscience, être parvenue à évacuer la logique du retour aux produits simples en inventant le fat free... Je ne considère pas les Américains comme des idiots: ils ne peuvent sortir de ce paradoxe du fait des prix exorbitants des bons produits. Je ne vois pas comment cette société pourrait se sortir de cette impasse sans une vigoureuse intervention du politique, en réorientant complètement le soutien à l'agriculture et à l'industrie vers les produits de qualité. Mais bon, quand on sait que le lobby des agro-alimentaires est l'un des plus puissants du pays, on ne peut que douter de la possibilité de cette intervention...

2 commentaires:

  1. Très juste comme observations. Je rajouterai un point: la facilité de se procurer la nourriture. Non seulement est-elle très abordable mais on peut trouver de tout et de n'importe quoi à chaque coin de rue (je parle ici de New-York) et dans des millions de petites épiceries. La publicité à la télévision est principalement pour de la nourriture et quand on lève les yeux dans la rue sur les placards publicitaires, la nourriture est aussi présente...

    RépondreSupprimer
  2. @ Ludovic : c'est vrai, mais est-ce si différent en France ? On trouve une boulangerie dans n'importe quel coin. C'est plutôt la facilité à trouver des produits dégueulasses qu'il faut souligner.

    RépondreSupprimer

Laissez-moi vos doléances, et je verrai.

La modération des commentaires est activée 14 jours après la publication du billet, pour éviter les SPAM de plus en plus fréquents sur Blogger.