En effet, cher lecteur, qu'est-ce que j'aimerai que mes élèves, analysant le savoir que je dispense, prennent conscience de l'horreur du fonctionnement de la société dans laquelle ils vivent, se lèvent comme un seul homme pour battre le pavé et se battent pour détruire l'élite qui nous dirige et le capitalisme libéral. J'aimerai qu'ils m'écoutent en permanence lorsque je fais cours, qu'ils me disent toujours bonjour, qu'ils ne contestent jamais ce que je dis, et qu'ils me suivent en marchant droit. Qu'est-ce que nous serions forts, nous autres enseignants, si nous avions une telle réserve de force. Sache, cher lecteur, que le lycéen est parfait pour cela: il peut faire grève autant qu'il veut vu qu'il n'est pas payé pour venir, il peut toujours compter sur les profs pour rattraper les cours perdus, il n'a pas de contraintes particulières, il est jeune et motivé, dynamique et prompt à remettre en cause le pouvoir en place, du fait de sa condition d'adolescent. Ah, si on avait pu les lancer en grève en 2003 pour sauver nos retraites, on aurait eu le même succès que les étudiants lors des manifestations contre le CPE en 2006. En plus, moi, dans mon lycée de banlieue, je dispose d'une réserve de "racailles" prête à se ruer sur les quartiers bourgeois et à exploser le monde de la bourgeoisie et des vrais privilégiés, prête à brûler toutes les voitures de la planète et à jeter en l'air notre société.
Eh oui, cher lecteur, y a pas à dire, je m'enflamme, mais, malgré toute ma volonté et celles de mes collègues, je peux te le dire aujourd'hui: je n'ai aucune influence sur mes élèves s'ils ne sont pas déjà convaincus de la légitimité de la lutte en cours.
Le mouvement actuel a commencé chez les profs depuis longtemps. Les suppressions de poste sont annoncées depuis le mois d'août 2007, plusieurs grèves ont eu lieu pour marquer notre désapprobation avec les politiques développées par le gouvernement, et sur lesquelles je reviendrai un autre jour. Les conséquences directes des suppressions ont été connues très récemment, au milieu du mois de février, lorsque les établissements ont reçu la liste des postes de prof pour l'année prochaine. Là, il y a eu un tournant: les élèves ont appris progressivement que des postes de prof de leur établissement allaient disparaître, et ils ont parfois pu mettre des noms dessus. Ainsi, "M. ou Mme X va devoir partir car son poste est supprimé." Le mouvement a commencé dans quelques bahuts du 93 et de Paris, et a fait tâche d'huile progressivement. Ce qui est sûr, c'est que les syndicats enseignants ont été très réticents à suivre. Ils l'ont fait parfois, sont présents dans les manifs pour éviter les incidents, mais subissent les manifs plus qu'ils ne les organisent. Une grève des profs s'est superposée en avril, une autre arrive en mai, sans que l'on sache réellement si cela peut réellement faire lien.
D'ailleurs, dans mon lycée difficile, faire bouger les lycéens est toujours risqué. A chaque fois, certains gamins déraillent et font des bêtises, mettent le feu, font des blocus, attirent les z'y-vas du coin et, finalement, s'affrontent à la police locale lorsqu'elle se déplace. D'ailleurs, des incidents assez graves ont eu lieu dans les établissements avant les vacances à Noisy-le-Sec, à Drancy et à Bondy, où des gamins venus de l'extérieur ont vandalisé les établissements et parfois agressé physiquement des personnels ou des élèves. A Gagny, c'est la BAC qui a dispersé très violemment un blocus pacifique d'élèves (vous trouverez facilement la vidéo sur Youtube, et le comportement très courageux du proviseur de cet établissement qui a tenté de protéger ses élèves). Au total, nous savons que les mouvements des lycéens sont dangereux car instables, et, à part quelques gauchistes, les profs agitent peu les élèves. En plus, il y a toujours l'accusation de récupération qui risque de nous être assenée, et nous essayons de nous en protéger.
Alors, qu'est-ce qui bouge les lycéens? Franchement, j'admets que j'ai du mal à en déterminer les raisons. Les suppressions de poste, vues comment elles sont faites et si elles sont très pénibles pour nous les profs, ne vont pas les toucher immédiatement et globalement. De plus, les réformes qui vont suivre me semblent bien plus dangereuses, vu ce qui filtre du ministère, et pourraient bien plus mobiliser les élèves. De mon expérience de ces dernières semaines, il y a cinq grands types de lycéens dans ce mouvement:
- Un premier groupe est composé d'élèves, parfois syndiqués, qui sont convaincus de la légitimité de la lutte. Ils sont peu nombreux mais structurants. Ils viennent régulièrement nous chercher d'ailleurs, nous engueulent quand on ne bouge pas et nous appellent à les suivre, nous cherchent dans les cortèges quand on y est, souhaitent discuter avec nous et sont, d'ailleurs, parfois en désaccord avec nous. Ce sont des gamins qui s'engageront sûrement dans la vie publique dans le futur.
- Un second groupe n'est pas très au courant de ce qui se passe, mais suit le mouvement, participe aux manifs, festoie à ce moment-là, est heureux de crier des slogans et de se révolter contre l'autorité en place. Cela rend les cortèges joyeux et assez revigorants.
- Un troisième groupe est composé d'élèves qui quittent le bahut au moment de la manif, mais n'y va pas, et profite de la grève pour sécher sans conséquence notable. Ils donnent l'impression que la contestation est forte mais masquent la réalité de l'activisme des élèves.
- Un quatrième groupe continue à aller en cours, parce qu'ils sont contre le mouvement, s'en fichent, ou ne sont pas capables psychologiquement de désobéir et de quitter les cours.
- Quelques gamins, enfin, vont en manif pour casser ou dépouiller les autres. Ils sont très minoritaires mais posent de gros problèmes à des services d'ordre lycéens inexpérimentés. A la fin de la manif, ils sont attirés irrésistiblement par les compagnies de CRS...
Alors, si ce n'est pas le prof qui pousse l'élève à l'action, qui? Peut-être d'autres pouvoirs, comme les syndicats lycéens, les parents, parfois les médias qui montrent l'exemple? Peut-être sont-ils, finalement, capable de se bouger tout seul quand ils le veulent? Cependant, je ne suis même pas certain que ce mouvement soit réellement lié aux suppressions de poste de profs, mais qu'il est plutôt structuré par une grande crainte des jeunes sur leur avenir, du fait des idées sombres que véhicule la société, et de l'idée qu'ils ont très majoritairement que leurs vies seront moins faciles que celles de leurs parents et grand-parents. Il y a là quelque chose à creuser, pour nous enseignants comme par l'ensemble des acteurs de notre société...
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