Hier, notre président de la République a réussi un coup somptueux. Alors que la grève avait mobilisé un nombre sans précédent d'enseignants depuis de nombreux mois, dont 75% des professeurs des écoles, ce qui est vraiment énorme, Sarkozy est parvenu à occulter totalement le débat. En quelques phrases, en s'attaquant au droit de grève des enseignants, il a fait oublier les thématiques de la grève: éliminées les 11 000 suppressions de postes, enterrée la contestation des nouveaux programmes du primaire, abattues les craintes de la FCPE sur la qualité de l'enseignement dispensée aux enfants. Le terrain avait été préparé par les attaques de Xavier Darcos et d'Eric Woerth. Les médias se sont emparés de ces thèmes à toute vitesse, oubliant de rappeler que les profs faisaient grève, avec les lycéens, les parents et d'autres fonctionnaires pour la qualité du service public.
Une scène m'a d'ailleurs saisie: l'interview dans la soirée de G. Aschieri, secrétaire général de la FSU, premier syndicat chez les profs. Aschieri semblait presque sonné par la vague sarkozyenne. Il faut dire, cher lecteur, qu'à sa place, je l'aurai été aussi: avoir réussi à mettre dans la rue 300 000 personnes (alors qu'il y a 800 000 profs), à mettre en grève 67% de la profession, se dire qu'on a enfin réussi à créer un vrai rapport de force, et se faire balayer de cette manière, c'est quand même rageant. Je peux pourtant tenter une explication, qui me semble cohérente. Depuis 1981, les syndicats ont mis en place avec le pouvoir une mécanique bien rodée. Quand un problème surgit, on commence par râler un peu. Si le gouvernement reste ferme, on fait quelques manifs, quelques grèves, voire une grève reconductible. Là, le gouvernement ouvre des négociations et on s'arrange, en faisant des échanges de bons procédés. Mais, depuis 2003, tout a changé: plus question de négocier; on passe en force sur tous les sujets. Sous le deuxième mandat Chirac, le gouvernement n'a vraiment reculé que sur le CPE, après un mouvement très large et sans doute parce que Villepin n'était pas soutenu par sa propre majorité.
La période Sarkozy n'a pas changé cette logique. En 2007, les transports se sont heurtés à cela, et c'est aujourd'hui à l'éducation de s'épuiser sur le même mur. Sarkozy peut d'autant plus jouer les gros bras que les profs votent majoritairement à gauche, qu'il n'y a personne de crédible à gauche pour le réfréner et que les mouvements de profs réunissent toujours la droite, alors qu'elle vient de rejeter le projet de loi constitutionnelle (voir la une du Figaro sur "Darcos veut remettre les profs au travail"). Les syndicats mettent du temps à s'adapter, conformément à leurs habitudes social-démocrates.
Pourtant, je crois que Sarkozy vient de faire quelque chose de très intéressant. Il n'a finalement pas attaqué les causes de la revendication (même s'il les a balayées) mais il a frappé sur le droit de grève. Or, une chose est sûre: depuis l'échec de la grève des transports, l'éducation reste le dernier bastion où il est possible de résister à ce gouvernement et à sa politique de rétrogradation sociale. Si cette loi passe, c'est la fin des dernières grèves massives en France. On peut s'en réjouir, mais cela ne traduira nullement la fin des tensions sociales dans ce pays. De plus, cette initiative révèle encore plus que les objectifs de Sarkozy sont bien plus dans le service du capital et des forces qu'il alimente, que dans l'intérêt général.
On peut maintenant, dans l'éducation comme ailleurs à gauche, sortir de ce débat technique des postes pour arriver au débat des valeurs. L'éducation nationale porte des valeurs, consensuelles par ailleurs, que le sarkozysme rejette: l'égalité des chances, la lutte contre les inégalités et les discriminations, l'idée d'un idéal élevé de culture pour tous les citoyens. Devant ses difficultés à atteindre ces objectifs, la droite veut en profiter pour la briser. Attention, citoyen, car l'un des lieux où des valeurs différentes de celles du sarkozysme (individualisme, inégalité, effort et travail, consommation, perte du sens de l'intérêt général) existe encore, est sur le point de se faire balayer. Est-ce un des moments pour que la gauche sorte de son sommeil et recommence à réfléchir, à diffuser ses valeurs et à imaginer une société meilleure? Oh, comme je l'espère...
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