Durant le blocus qui a paralysé mon lycée pendant une petite semaine, je me suis rapidement retrouvé désoeuvré. Certes, on peut toujours préparer des cours, corriger le paquet de copie en retard qu'on ne parvient pas à liquider depuis une semaine, remplir son cahier de textes en ligne (ah, tiens, non, l'application plante). Cependant, rien n'incite à la concentration nécessaire dans ces moments-là. La tension est palpable à l'extérieur, les récits des lycées du coin qui ont été saccagés ne mettent personne de bonne humeur, les collègues tournent en rond en se demandant quoi faire... En clair, comme je l'avais dit sous le coup de l'agacement, j'ai plutôt eu tendance à aller à la grille de l'établissement et à tenter de prendre contact avec ces jeunes, tout en assurant une présence adulte visant à éviter les dérapages.
Contrairement à des blocus qui ont pu se dérouler dans le passé, le mouvement était cette fois-ci un petit peu structuré. Parmi les bloqueurs, quelques-uns avaient une réelle maîtrise des enjeux de la réforme, même s'ils leur manquaient les tenants et les aboutissants de ce que c'est que de travailler. D'ailleurs, l'Union Locale de la CGT est passée à plusieurs reprises, officiellement pour aider les jeunes à s'organiser, officieusement pour tenter d'encadrer un peu un blocage qui pouvait, si jamais la police passait par là, fournir des images catastrophiques aux médias et décrédibiliser les mobilisations en cours. Sur mon lycée, cette stratégie a plutôt bien fonctionné, puisqu'il n'y a pas eu d'incident réellement grave (même si je crois que le proviseur doit apprécier ses vacances...).
Cependant, je dois bien te l'admettre, ce n'était pas ces jeunes qui m'intéressaient, mais les autres. Ces autres étaient majoritaires parmi les bloqueurs. Globalement, ils ne savaient pas trop ce qu'ils contestaient et en venaient à demander aux enseignants traînant là pourquoi ils étaient en train de faire un blocus. Ils n'ont d'ailleurs que peu interrogé les militants cégétistes, dont beaucoup étaient pourtant des parents d'élèves. Peut-être y a-t-il là une idée restante dans leur tête que la connaissance vient avant tout des enseignants, avant de venir des parents. Bien évidemment, la plupart de mes collègues considèrent que ces élèves, peu concernés, ont avant tout mené une mobilisation pareille pour éviter d'aller en cours. Preuve en est qu'ils n'ont souvent pas pris la peine de se rendre dans les cortèges parisiens l'après-midi en accompagnant le groupe de lycéens dont je parlais plus haut.
J'ai donc essayé, à plusieurs reprises, de discuter avec eux pour essayer de comprendre si cette vision très négative de mes collègues était véridique. J'ai été très surpris par ce que j'ai finalement découvert. Tout d'abord, très majoritairement, ces élèves ne comprenaient rien à la réforme qu'ils étaient censés combattre. Tout au plus savaient-ils qu'il faudrait travailler plus longtemps, mais sans bien comprendre ce que tout cela pouvait bien signifier. Quant à parler de déficit, de cotisations, d'âge légal et de répartition...
Par contre, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que ces élèves concevaient cette action comme une véritable action politique. Contre quoi, vas-tu me dire, cher lecteur ? Difficile à déterminer car les individus expriment des choses très différentes. On peut ainsi entendre la haine de Sarkozy, la pauvreté dans les cités, la discrimination dont ces enfants s'estiment être victimes, la pauvreté de leurs parents, la police toujours injuste... et surtout, point commun à tous, leur rejet de l'institution scolaire qu'ils attaquent finalement en faisant ce blocus.
Ce point m'a tout de même grandement intrigué. L'école a beaucoup évolué ces dernières décennies. On est bien loin de la souffrance que provoqueraient des enseignants sadiques sur des élèves toujours victimes d'une certaine forme de monstruosité, comme le disent encore les pédagogos. Le redoublement n'existe plus qu'en seconde (et en terminale si on rate son bac). Les exigences au niveau de la discipline se sont écroulées, même si les élèves doivent encore respecter toute une série de règles il est vrai. Pourtant, l'école reste pour beaucoup de gamins des cités l'adversaire réel et en même temps l'incarnation du pouvoir politique qui n'est souvent plus présent dans les quartiers autrement que par l'éducation et par la police. Elle est aussi un lieu pénible, où l'on ne vient pas par plaisir et qu'on est heureux de perturber dès qu'on le peut. D'ailleurs, les discussions sont fortes dès qu'un groupe d'élèves tente de passer le blocus. Ces gamins se retrouvent menacés par les autres, traités de bouffon dès que les adultes tournent le dos et sont globalement incompris. Comment peuvent-ils entrer librement dans ce lieu de pestilence alors qu'on leur donne la possibilité de gagner une journée de congé ?
Ainsi peut-on peut-être, car il ne s'agit que d'une vue subjective prise à un instant t après quelques discussions devant mon lycée, expliquer les saccages de lycées de la semaine dernière dans le 93. Finalement, toute contestation, pour ces jeunes, s'incarne dans un cycle qui revient régulièrement : blocus des lycées du coin, annulation des cours, destruction d'un peu de matériel et de quelques salles de temps en temps. Une petite minorité, plus énervée et souvent en plus grande difficulté scolaire, passe à l'incendie d'une voiture qui avait le malheur d'être garée là et à l'affrontement avec la police, de préférence les CRS...
Il s'agit bien d'une culture politique pourtant, où la violence et l'affrontement sont entières présentes, et où la contestation contre une autorité supposée s'incarne dans l'attaque contre des biens publics mais aussi contre des biens privés, toujours situés à proximité des logements des jeunes en question. On ne descend que très peu sur Paris, parce que là, on sait qu'on aura tout de même à affronter les services d'ordre des syndicats (j'ai pu voir la CGT à l'oeuvre le 19 octobre et j'ai presque eu trois secondes de compassion pour les gamins qui se sont retrouvés avec son SO assuré par la CGT du livre) et les CRS et autres gendarmes mobiles. Dans ces moments-là, tout le monde se retrouve pour écraser une forme d'action politique que personne ne tolère ni même ne comprend.
Quand on entend tout cela, on se rend compte à quel point nos cultures politiques sont éloignées. Je repense d'ailleurs avec une pensée émue à mon proviseur qui, tentant de dénouer la crise, suggéra aux meneurs au courant de la réforme de faire une réunion dans l'amphithéâtre de l'établissement, histoire de casser le blocus. Les autres gamins refusèrent et les meneurs cessèrent de l'être.
Face à ces flambées régulières de violence et de contestation, personne en ce moment n'a de réponse. Le parti politique qui parviendra à atteindre et/ou à encadrer ces gamins et à leur fournir des raisonnements idéologiques pour justifier leurs actes y trouvera en tout cas un véritable réservoir de militants. Cela imposerait de les convaincre d'abandonner ces violences, ou bien, au contraire, de les utiliser pour préparer une nouvelle forme organisée de contestation contre le pouvoir. Un mouvement fascisant ou très à l'extrême-gauche pourrait très bien le faire, et il est d'ailleurs étonnant que tout cela ne soit jamais apparu dans les têtes des apprentis dictateurs qui peuplent toujours nos espaces politiques.