Une chose m'accroche en cette soirée. Pourquoi les représentants démocrates et républicains se sont-ils retrouvés pour faire échouer cette première mouture du plan Paulson ? Au départ, je me suis dit que c'était des libéraux doctrinaires qui rejetaient l'intervention de l'État, ou bien qu'ils avaient la trouille d'engloutir 700 milliards de dollars dans des banques en creusant encore bien davantage le gouffre abyssale de la dette américaine plus qu'il ne l'est déjà. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que les sénateurs et les représentants ont eu les chocottes de leurs électeurs qui ne voudraient pas payer pour les élites déviantes de leur pays.
Dorham montre assez bien le rôle des spéculateurs dans le processus de la crise actuelle. Personnellement, je voudrai plutôt insister sur le soi-disant libéralisme des Américains. Après la dépression des années 1970, les Américains ont soutenu des chefs d'État qui ont appliqué avec force la doctrine néolibérale. Il s'agissait de bloquer les salaires et de favoriser les entreprises et les capitalistes dans la réallocation des richesses. Comme il fallait quand même soutenir la consommation et l'investissement des ménages dans un cadre de revenus bloqués, les gouvernements américains ont joué sur la baisse de la dépense publique, la baisse des impôts et la facilitation massive du crédit. L'ouverture du crédit a été continue, mais un processus pervers est vite apparu. Les ménages américains se sont surendettés : usant des crédits revolving, des crédits immobiliers, puis finalement des subprimes, ils n'ont cessé d'hypothéquer leurs revenus futurs, et sont finalement arrivés à un taux d'endettement de 240% des revenus, bien au-delà de leurs capacités réelles de remboursement.
Dans ma vieille éducation franchouillarde, le crédit est normalement quelque chose qui s'appuie sur un revenu réel. Quand on s'endette, c'est qu'on s'engage un jour ou l'autre à rembourser. On s'engage sur ses revenus futurs, que l'on peut parfois prévoir en partie. Si on ne peut plus payer, on vend ses biens et on fait faillite. C'est à priori à chaque citoyen de savoir ce qu'il peut réellement investir ou pas. Sur ce domaine, je suis totalement pour la responsabilité. Pour moi, si tu veux acheter quelque chose que tu n'as pas les moyens de financer, tu peux faire un crédit, mais seulement si tu as les moyens de le rembourser. Si ce n'est pas le cas, tu peux travailler plus pour hausser ton revenu, te qualifier et obtenir un emploi mieux payé ou réclamer des augmentations de salaire si tu estimes que ton travail n'est pas salarié à sa juste valeur.
Or, les Américains n'ont pas joué ce jeu. Certes, les banques ont vendu des crédits pourris à des gens qui ne pouvaient pas les payer, en le sachant totalement. D'un autre côté, les citoyens ont contracté des crédits qu'ils savaient déjà ne pas pouvoir payer. Ils l'ont fait de manière totalement irresponsable, pour pouvoir continuer à accéder à ce rêve américain de la propriété, de la possession de l'automobile ou même simplement de l'achat des consommables chaque jour dans les supermarchés. Aujourd'hui, la banque se purge et trinque. Les citoyens vont trinquer aussi, car ils sont responsables, que ce soit par la perte de leurs biens ou par le futur paiement d'impôts qu'il va bien falloir assumer sous peine de voir leur épargne disparaître dans les faillites bancaires.
On pourrait me dire : "Privilégié, tu es d'une sévérité sans nom. Comme si les citoyens pouvaient avoir connaissance de leurs capacités de remboursement ? Comme si tout cela n'avait pas été possible parce que des élites leur ont vendu ces crédits ?" C'est vrai, et les élites ont leur part de responsabilité, d'autant plus qu'ils se sont largement enrichis grâce à ce système. Cependant, les citoyens ont voté pour ces gens, ils ont souscrit des crédits et ont revoté pour ces gens, continuant à gober leurs discours sans esprit critique, tout cela mâtiné d'un libéralisme bon teint qui promettait la richesse. De plus, il ne s'agit pas dans ce cas de l'erreur d'une minorité : tous les Américains sont endettés, et largement. C'est la société dans son ensemble qui s'est fourvoyée.
Les Américains pourraient se rendre compte de leurs erreurs, et se comporter en responsable. Il va falloir payer dans une première période, mais peut-être pourra-t-il ensuite y avoir une remise en cause des dogmes, voire une discussion sur la répartition des richesses réelles, et pas sur les constructions délirantes des banquiers. Cependant, la réaction des parlementaires fait craindre que les Américains continuent à gérer leurs finances de manière totalement irrationnelle et irresponsable.
Certains libéraux prétendent qu'il est normal de ne pas payer les erreurs des élites. Dans le cas de cette crise, les fautes sont partagées : les élites ont proposé des idées pourries, les autres ont accepté les idées pourries. En France, nous devons tous, en tant que citoyens, nous poser des questions fondamentales sur la consommation, le crédit, le travail et sa rémunération, la répartition des richesses de plus en plus inégalitaire. Sinon, par notre irresponsabilité qui nous amène à confier à des capitalistes cupides le pouvoir, nous risquons nous aussi, à terme, d'en payer durement le prix.
D'ailleurs, la crise américaine a un petit côté rassurant. Pour faire accepter le blocage des salaires et l'enrichissement massif des riches depuis 1973, les élites américaines ont dû ouvrir les vannes du crédit, car les Américains gardaient malgré tout une volonté de progrès. Ils ont fait des bénéfices délirants, mais le système s'est cassé la tête. Espérons que nos amis américains vont comprendre que la seule valeur réelle, comme le disait Marx autrefois, est le revenu de son travail, et que s'endetter sur du vide en confiant les bénéfices de sa production aux capitalistes est séduisant sur le court terme, mais très nuisible sur le long terme.