J'ai souvent été frappé des difficultés que pouvaient rencontrer les élèves comme de nombreux adultes avec les cartes routières. Il est vrai que, dans l’Éducation nationale, on utilise très peu cet outil et l'on se sert plutôt de cartes issus de la recherche, mais, si les gamins semblent mieux gérer ces représentations-là, on se rend vite compte qu'il n'en est rien.
Lorsque j'ai commencé à enseigner en lycée, j'ai corrigé la première année un paquet de 74 copies de terminale scientifique. Il y avait, dans cette épreuve, un croquis de géographie sur la puissance américaine dans le monde, sujet à l'époque ultra-classique, que tous les gamins avaient forcément étudié durant leur année de terminale. Or, le concepteur avait eu la bonne idée de mettre un fond de carte qui était centré sur l'Amérique, avec l'Europe à l'Est et l'Asie à l'Ouest. Cela était d'ailleurs totalement cohérent, puisque les Américains travaillent l'espace de cette manière-là. Or, sur la cinquantaine de candidats qui avait choisi de se lancer sur cette épreuve (l'autre était un croquis compliqué sur la mondialisation...), j'en ai eu trois ou quatre qui ont replacé les États-Unis à l'Ouest de la carte, comme si le fond de carte était notre classique fond de carte européano-centré. Ainsi, voyait-on New York localisé à la place de Dalian, Washington aux environs de Pékin, et Los Angeles vers Lhassa. En soit, les flèches, les points et les zonages étaient souvent bons (appris par cœur), mais simplement en Asie.
Très vite, on peut découvrir que même la conception de l'espace local n'est pas du tout acquise. Chaque année, en seconde, je distribue à mes élèves des cartes IGN de leurs communes et je leur demande de repérer le chemin qu'ils parcourent pour se rendre au lycée. Déjà, sur une classe de trente, il y en a toujours six ou sept qui éprouvent de réelles difficultés à localiser leur domicile, puis le lycée, et enfin le chemin qui les relie. Et quand il s'agit de passer à la représentation graphique...
En réalité, on ne travaille que peu à l'école sur des cartes comme les cartes routières, parce que ce n'est pas dans les programmes. Je me suis alors longuement demandé comment j'étais, moi-même, devenu assez bon aux maniements de ces outils.
Évidemment, se replonger dans son enfance entraîne un tri entre la reconstruction inhérente aux souvenirs et la réalité. Déjà, il est évident que pour utiliser une carte, il faut savoir lire... Il faut aussi être capable de faire le lien entre l'espace dans lequel on vit tous les jours et sa représentation graphique. Il faut enfin avoir un réel niveau d'abstraction lorsqu'on aborde des espaces non-connus.
Mon seul souvenir finalement concret est le suivant : lorsque mes parents préparaient un voyage avec ma sœur et moi, ils prenaient le temps de construire à l'avance l'espace dans lequel nous allions voyager. J'ai ainsi un souvenir d'un périple que nous devions faire en Espagne lorsque j'avais onze ans. Mes parents nous avaient acheté un livre pour ados qui présentait le pays, nous en avaient beaucoup parlé, et avaient acheté une carte routière de la Péninsule Ibérique qu'ils avaient mis à notre disposition. Ainsi, nous pouvions, si nous le souhaitions, repérer les lieux. Cela avait plusieurs résultats très positifs, à mon sens. Tout d'abord, cela brisait l'angoisse qu'on pouvait ressentir à se rendre dans un espace nouveau dont on ne maîtrisait que peu de choses, dont la langue d'ailleurs. Ensuite, cela nous permettait de faire le lien entre ce que l'on voyait et ce que l'on avait appris par ailleurs avant le voyage. J'ai en plus le souvenir d'avoir exprimé, à cet âge, des désaccords avec certaines idées que j'avais pu lire dans le livre de mes parents. J'ai enfin l'assurance d'avoir ensuite développé un attachement particulier pour ce pays, ses films, sa gastronomie, sa littérature...
Cette manie de la localisation et de la représentation spatiale m'est ensuite restée. C'est sans doute une véritable névrose, d'ailleurs, qu'un psychanalyste pourrait facilement relier à un aspect mal résolu de ma relation avec mes parents. Je m'en suis rendu compte il y a quelques semaines, alors que je me trouvais en vacances dans les Hautes-Alpes. Nous étions, avec la Privilégiée, dans un restaurant où on me proposa, pour accompagner mon plat, un verre de Mondeuse. Ce fut un moment tout à fait appréciable d'ailleurs, et j'ai été surpris de découvrir un vin rouge pareil, très structuré et riche en saveur, dans une région à propos de laquelle ma culture viticole se limitait à l'Apremont, tout à fait intéressant par ailleurs. Ayant apprécié le pinard, j'ai immédiatement voulu savoir d'où pouvait bien venir ce breuvage, à quel espace géographique, à quel terroir il pouvait bien être relié. J'ai donc appris plein de trucs, là où nombre de mes concitoyens seraient simplement restés sur le souvenir d'un bon verre.
Tiens, un jour, il faudrait que je fasse un billet sur le lien entre le vin, son espace d'origine et les souvenirs du buveur. J'y reviendrai.
Cette manie s'étend à tout. Dès que je lis une actualité, par exemple, sur un lieu dont je n'ai jamais entendu parler, je file le chercher dans un atlas ou sur internet. Et maintenant que Google Earth nous offre en plus des photos de toute la planète, il y a vraiment de quoi l'explorer.
Ce lien privilégié avec la carte vient donc de ma famille indirectement, et est maintenant un trait de ma personnalité. Il est extrêmement pratique, puisque je n'ai finalement maintenant quasiment pas besoin de cartes. Si tu me dis, cher lecteur, d'aller de chez moi à une grande ville française, je sais immédiatement par où passer. J'aurais peut-être besoin d'une carte pour localiser plus précisément une destination très précise, voire d'un GPS pour une adresse (mais on peut aussi demander à un passant lorsqu'on arrive). Au final, la localisation ne me pose aucun problème.
Et c'est là que l'inégalité ressurgit d'autant plus entre enfants, mais aussi entre adultes. La plupart de nos concitoyens ne sont pas particulièrement à l'aise avec l'espace et ont besoin d'aide pour l'appréhender (il n'y a qu'à voir à quel point les GPS ont du succès), et une partie non-négligeable est handicapée et éprouve de réelles difficultés dès qu'il s'agit de se déplacer. Dans mon lycée dit difficile, la proportion est nettement plus forte qu'ailleurs parce que les gamins viennent de milieux très pauvres qui ont un accès très faible à une culture qui pourrait corriger les difficultés de départ.
Suis-je en train de te dire que l'école ne peut rien ?
Il y a cinq ans, alors que je m'attaquais, avec une seconde générale, à l'activité dont je te parlais plus haut, cher lecteur, un gamin se leva et me demanda où se situait la voie piétonne qui longe mon lycée sur son côté ouest par rapport à notre salle de classe. Négligemment, je lui indiquais la direction du doigt. Le gamin me déclara donc : "ah, donc, c'est à droite". Il se retourna alors vers ses camarades et s'arrêta brusquement, et me dit : "ah, mais non, Monsieur, en fait, c'est à gauche, je me suis trompé."
Devant ce cas, je me suis retrouvé au bord du gouffre qui pouvait séparer deux individus qui avaient connu des histoires très différentes. A son âge, seize ans, je n'avais déjà plus besoin de cartes pour faire la plupart de mes déplacements dans Paris, et lui n'était toujours pas décentré de son propre corps pour la localisation... Il aurait donc fallu que l'école le prenne complètement en charge et lui transmette tout ce que ses parents et ses proches avaient été incapables de donner. Pour cela, aurais-je dû l'emmener faire un voyage en Espagne en le préparant comme ma mère l'avait fait ? Aurais-je dû larguer mes 29 autres élèves, bien moins en difficulté pendant que je prenais en charge ce garçon ?
La réalité s'est imposée. J'ai essayé de lui expliquer que c'est pour cela qu'on utilisait les points cardinaux pour se repérer, en se détachant du corps. Il m'a tranquillement répondu qu'il n'arrivait jamais à situer les quatre directions. J'ai donc voulu aller lui expliquer comment on pouvait faire, j'ai pris une dizaine de minutes pour cela, mais il ne comprenait pas mon explication, sans que je sois capable de dire pourquoi, alors que plusieurs autres gamins levaient la main et m'appelaient à l'aide. J'abandonnais lorsque, lui disant que la position du soleil pouvait aider à situer les directions, il me répondit que c'était impossible parce que le soleil changeait tout le temps de place, et que la nuit, c'était mort !
Tout ce qu'il allait falloir reconstruire ! Devrait-on sortir ce gamin de classe et refaire tout ce qui n'avait pas été fait avant ? Si on devait prendre en charge à plein temps les 10% de gamins dans cette situation, il est sûr que cela serait très positif pour eux, mais les défenseurs de l'équilibre budgétaire s'y opposeraient vigoureusement. Je crains que l'on soit là à la limite de ce que l'école peut faire...