Une partie de ce programme a été consacrée à la question de savoir si l'économie était une science ou pas. Sorman a répondu par la pédagogie de l'exemple, du type "on sait ce qui marche ou pas", considérant que les théories socialistes, en général, ne marchent pas. Passé ce cap, le journaliste lui a demandé de donner des exemples de choses acceptées par tous les économistes. Sorman cite la monnaie stable ou encore les bénéfices du libre-échange pour le développement et l'enrichissement des peuples.
Cela tombe bien, cher lecteur, car en ce moment, je suis en train de réactualiser mon cours de terminale générale sur la mondialisation. Je lis actuellement la somme de Laurent Carroué, Géographie de la mondialisation, qu'il vient de republier en 2007 chez Armand Colin. Cet ouvrage est régulièrement cité dans les bibliographies de géographe et est donc reconnu comme une somme de référence sur la question. Je vais me permettre ici de reproduire une partie de cet ouvrage, sans l'accord de l'auteur, mais parce que j'estime qu'il s'agit d'un raisonnement scientifique autrement plus intéressant que les affirmations sans justification de Guy Sorman sur cette question :
" Jamais notre planète n'a été aussi riche : ces cinquante dernières années, le PIB mondial passe de 3000 à 33000 milliards de dollars alors que le PIB mondial/habitant quintuple au XXe siècle. Il double entre 1980 et 2005. Mais contrairement aux théories économiques orthodoxes affirmant la convergence des économies mondiales par le jeu du libre-échange, cette troisième mondialisation s'est accompagnée d'un creusement sans précédent des inégalités de richesses. Les écarts de revenus entre pays développés et en développement passent de 1 à 11 en 1870 à 1 à 30 en 1965 et 1 à 80 aujourd'hui. Les 20% d'habitants les plus pauvres disposent de 1,1% du PIB mondial contre 2,3% en 1960 et 40% de la population du globe vit avec moins de deux dollars apr jour alors que les pays développés accaparent 80% de la richesse mondiale avec 19% de la population.
La carte de la production de richesse par Etats, et pour les plus grands d'entre eux par régions ou Etats fédérés, est à cet égard significative des profondes inégalités de la hiérarchie contemporaine, aux échelles internationales ou nationales. Alors que l'économie canadienne est un peu supérieure au total de l'Afrique, l'économie californienne est équivalente à celle de l'Italie, celle du Texas supérieur à celle du Brésil ou de la Russie. Mais l'état brésilien de Sao Paulo dépasse à lui seul l'Afrique du Sud et le Guangdong chinois la Grèce. En Inde, en Chine, au Brésil ou aux Etats-Unis, la très grande taille de ces Etats illustrent l'importance géoéconomique progressivement acquise au cours du long processus de mondialisation par les grandes régions métropolitaines littorales, qui fonctionnent comme les espaces d'interface privilégiés entre échelles mondiales, nationales et régionales. [...]
A la concentration géographique des richesses répond une extraordinaire polarisation sociale au profit des classes dominantes et oligarchies : la valeur cumulée du patrimoine des 200 personnes les plus riches double entre 1994 et 1998, d'après la Cnuced et seulement 3% des foyers mondiaux détiennent 70% de la richesse mondiale selon le Boston Consulting Group. Ces inégalités de revenus et de patrimoines renforcent les inégalités sociales puisque les 20% des habitants les plus riches consomment 45% de la viande, 58% de l'énergie, possèdent 87% des véhicules et 74% des lignes téléphoniques mondiales alors que la moitié de l'humanité n'a pas les moyens de se nourrir, s'instruire, se soigner ou se loger.
Cette explosion des inégalités sociales internes, déjà vives dans les pays hautement développés depuis la fin des années 1980, est encore plus sensible dans les pays du Sud en rattrapage comme l'Inde, dont 80% de la population vit avec moins de deux dollars par jour, le Brésil ou la Chine du fait de la faiblesse des politiques publiques redistributives. Le différentiel est de 1 à 85 au Brésil entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres et il passe de 1 à 6 en Chine en 1983 à 1 à 18 en 2006, soit au niveau d'inégalités internes équivalant aux États-Unis. Dans ce contexte, la question de l'affirmation, de la promotion et de la défense de droits universels - politiques, sociaux, économiques et environnementaux - associée à des stratégies de réduction des inégalités infra-nationales et mondiales constitue un enjeu d'avenir essentiel."
Voilà donc la conclusion de Carroué : la mondialisation produit bien des richesses, mais seulement pour certains territoires et pour certains habitants de ces territoires.
J'entends déjà les critiques des blogueurs libéraux disant que Carroué peut raconter des conneries pour vendre ses idées. Il n'en est rien, car il fait partie du milieu universitaire, et s'il le faisait, il se ferait démonter rapidement par ses sympathiques collègues. Les géographes s'accordent aujourd'hui sur ces constats. Dommage que les économistes n'en soient pas encore là...