jeudi 6 novembre 2008

Pour rénover la gauche, dépasser l'argument individualiste est une nécessité...

Il y a deux jours, cher lecteur, j'ai produit sur le blog collectif un article sur la retraite à 70 ans. Depuis, j'ai pu lire de-ci de-là différents articles pro-réformes des retraites qui se félicitaient de cette libéralisation et de l'individualisation de l'âge de départ à la retraite. Les argumentaires s'appuient systématiquement sur deux types de raisonnement :
  • On a d'abord le pragmatique qui se pique de faire du calcul budgétaire et qui constate, chiffres tirés du budget à l'appui, que, décidément, cela ne passe pas. Il faut donc trouver tous les moyens pour stabiliser le régime en diminuant les dépenses ou en augmentant les recettes, mais sans jamais envisager une réforme du mode de prélèvement des cotisations et de son assiette.
  • Il y a ensuite le libéral qui veut permettre, souvent de bonne foi, à l'individu de retrouver sa liberté. Continuant à nier l'existence de rapports de force dans le travail et développant une vision du travail qui correspond à un type bien précis de salariés (ceux qui sont heureux au boulot, qui sont minoritaires à mon avis) et qui oublie les nombreux inactifs, il considère que chaque individu doit faire comme il le souhaite et fixer librement son régime de retraite, l'âge de son départ. Évidemment, l'employeur doit aussi être d'accord avec ce processus.
Ces deux visions ont apparemment du succès, mais j'ai de plus en plus le sentiment que c'est la seconde qui l'emporte, vu que Xavier Bertrand avait utilisé un argument équivalent pour le travail du dimanche.

Je dois t'admettre, cher lecteur, que j'ai été estomaqué lorsque Bertrand Delanoé a déclaré comprendre cette réforme, et je me suis dit que la droite avait vraiment gagné un combat idéologique fort sur les élites qui dirigent aujourd'hui les partis de gauche de gouvernement.

Les idéologues de droite nous ont eu par un tour de passe-passe assez simple finalement. Au XXe siècle, la gauche s'est imposée sur le libéralisme classique en construisant une théorie de l'opposition de groupes sociaux. Finalement, en disant aux riches qu'on ne les pendrait pas avec leurs tripes comme en URSS, on leur a fait accepter des systèmes permettant une redistribution des richesses un peu plus équitable. Mais, à partir des années 1960, les libéraux ont trouvé la parade en jouant à la fois sur le désir consumériste des individus et sur la croyance que le démantèlement des services publics permettrait à chacun d'assouvir cette pulsion plus aisément.

La gauche n'a toujours pas trouvé de réponse, mais pour moi, il y en a une très simple : il suffirait de démontrer que l'emploi du secteur privé et de la concurrence, dans de nombreux domaines, est bien plus coûteux et plus dangereux pour l'individu et sa sécurité de consommateur que le passage par des systèmes publics, étatisés ou non. C'est nettement visible dans le secteur des systèmes de solidarité de santé ou de retraite. C'est par une réponse cohérente à l'individualisme mis en avant actuellement par la bourgeoisie que nous aurons de véritables portes de sortie. Cela tombe bien : la crise environnementale actuelle devrait nous obliger à brider notre consommation et à la faire considérablement évoluer.

Et pourtant, cher lecteur, et pourtant, quand je m'intéresse aux motions entre lesquelles le PS devait trancher ce soir, je trouve qu'on est loin du compte. Comme je le disais dans les commentaires de ce billet, nous ne pouvons faire l'économie d'un travail idéologique qui nous permette de briser l'individualisme adverse et de montrer que le collectif, loin d'être source de tyrannie, peut au contraire bénéficier au plus grand nombre.

Chers lecteurs de gauche, au travail !

P.S. : je te signale que mon camarade Manuel commence une série de billets sur Israël, sans doute poussé par les élections qui approchent. Tu peux déjà savourer sa prose ici et .

P.S. 2 : je te signale aussi cet article d'Eric, de
Crise dans les médias, qui fait peur.

17 commentaires:

  1. "il suffirait de démontrer que l'emploi du secteur privé et de la concurrence, dans de nombreux domaines, est bien plus coûteux et plus dangereux pour l'individu et sa sécurité de consommateur que le passage par des systèmes publics, étatisés ou non. C'est nettement visible dans le secteur des systèmes de solidarité de santé ou de retraite."

    Oui, et je crois que ça a été démontré aux USA. Le fait de privatiser le secteur de la santé coûte plus cher aux contribuables, finalement.
    L'exemple de la dentisterie est édifiant: le budget des ménages a crû de façon importante et le niveau de la santé dentaire a suivi la pente opposée.
    Voir cet article du nyt:

    http://www.nytimes.com/2007/10/11/business/11decay.html?_r=1&oref=slogin

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  2. Ce qui est économisé en frais direct est très, très largement "reperdu" en prélèvements obligatoires, que ce soit pour l'individu ou même pour l'État (ou autre organisme), dans la mesure où l'absence de notion de profit engendre beaucoup, beaucoup de bureaucratie et peu, très peu d'esprit de responsabilité.

    Tous les libéraux ne sont pas utilitaristes !

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  3. @ Eric : malheureusement, l'info ne passe pas chez les leaders de gauche en France, sauf au NPA mais sans impact constructif. Les médias passent leur temps à sabrer aussi ce type d'informations en France.

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  4. @ Rubin : la bureaucratie, cela s'économise et s'organise. Si la bureaucratie fait n'importe quoi et gère mal, c'est au politique qu'il faut s'adresser. Je peux te dire, Rubin, et j'en sais quelque chose, que les fonctionnaires s'endorment lorsque personne n'est là pour leur donner une ligne de conduite politique claire.

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  5. @Mathieu :
    C'est pas faux, mais d'une part le système dépend alors trop des hommes à sa tête, et d'autre part cela pose surtout le problème de la politisation des missions de service public... Et au fait, pour l'esprit de responsabilité, on fait comment ? ;-)

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  6. @ Rubin : pour moi, c'est un faux problème. Je fais partie de ces gens qui pensent que tout est politique. Une compagnie privée fait aussi de la politique, mais en plus, on a aucun contrôle dessus. Pour moi, l'État et les collectivités locales ont l'avantage qu'on peut toujours avoir un minimum de contrôle dessus.

    Pour la responsabilité, je n'ai pas la même. Être responsable signifie aussi s'intéresser à la vie publique et participer à la gestion de la cité, pas seulement gérer son pré-carré et empêcher à tout prix la collectivité de s'en mêler. Les citoyens doivent aussi prendre collectivement des décisions, même si une minorité est contre. Cette capacité de décision est ce qui fait la force de la démocratie, mais elle n'est forte que si les citoyens s'en saisissent.

    Sur ces questions, pourquoi pas un référendum ?

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  7. Je pense que tu sais que je ne pense pas que "tout est politique". Mais même en l'admettant : faut-il contrôler toute personne, physique ou morale, privée ou publique, qui "fait de la politique" ??

    Depuis Tocqueville, on sait que la démocratie devient dictature de la majorité si elle ne laisse aucun espace à la sphère privée.

    La force de la démocratie, c'est aussi de respecter cet espace de liberté !

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  8. Très bon article. Tu exposes tes idées avec beaucoup de clarté. Et j'aime beaucoup ton titre ! Je me dis souvent qu'on oublie toujours le collectif, en politique. Ça fait peur, ça fait stalinien ? Mutuelles, contributions et redistributions : c'est pourtant bien le souci du collectif qui nous a sortis de la misère... J'aime beaucoup ta formulation : "dépasser l'argument individualiste".
    Quant à Delanoë, depuis son discours sur "de gauche ET libéral", je ne le trouve plus du tout crédible en homme de gauche, justement. Les mots ont un sens, quand même...

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  9. Oh, le mal que Marx a fait à la gauche...

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  10. @ Rubin : La question de la sphère privée est primordiale. Pour moi, elle doit être maintenue à tout prix, et c'est pour cela que je te parle de contrôle. Ce qui permet de supporter un État et des collectivités territoriales forts, c'est que les citoyens aient un vrai contrôle et qu'il puisse régulièrement infléchir les politiques. La responsabilité est aussi comprendre que c'est nous qui faisons bouger notre État, pas seulement un leader qui impose les choses.

    Pour l'ampleur de la sphère privée, cela doit être l'objet d'un débat démocratique. Dans tous les domaines, nous devons décider tous ensemble de ce qui reste dans la sphère publique ou qui y entre, et sur ce qui en sort ou y reste. C'est là qu'on avance en tant que collectif, et plus seulement en tant qu'individualité. Par contre, si les citoyens décident que des domaines restent srictement du privé, je m'y soumets.

    C'est sur cette vision-là que je suis intervenu pour la première fois chez LOmiG d'ailleurs, et qui est une vraie rupture entre nous. Il considère que le pouvoir démocratique doit sans cesse être limité par la loi, je pense qu'il doit être limité par la responsabilité.

    Entre les différentes dictatures que nous pouvons connaître, celle de la majorité, dont Tocqueville parlait, n'a que très rarement existé dans l'histoire. Aujourd'hui, c'est la dictature d'une élite très minoritaire. La gauche pourrait porter aussi une véritable ouverture démocratique, avec des règles et des droits fondamentaux évidemment.

    Pour ta dernière réflexion, je ne sais pas à quoi tu fais référence, mais Marx fait partie de l'héritage idéologique de la gauche. Le rejeter complètement serait une erreur, en refaire un fondement idéologique tout autant. Il faut le relire, le retravailler et le critiquer.

    @ MGP : entièrement d'accord avec toi. Le résultat au PS de cette nuit n'est malheureusement pas un bon signe pour le futur de cette voie idéologique.

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  11. @Mathieu :

    Assez d'accord sur les bases de ton analyse quand à la sphère privée. D'accord aussi sur le sujet de notre désaccord ;-)

    Concernant la dictature de la majorité, elle est peut-être plus douce que celle du prolétariat ou d'une race supérieure ou d'un seul homme, mais elle n'en est pas moins oppressive pour ceux qui la subissent, même s'ils sont par hypothèse moins nombreux.

    À certains égards, la France en a parfois les traits, ce qui avait fait écrire à Camus : "La démocratie, ce n'est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité."

    Enfin, pour ce qui est de Marx, je pense sincèrement qu'il a porté un très mauvais coup à la gauche en en faisant le camp d'une catégorie d'individus contre une autre. Sous prétexte de matérialisme historique, Marx a dépouillé la gauche de sa vocation universaliste.

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  12. @Mathieu : le résultat du vote est une chose. Les réactions "post-traumatiques" des anti-Ségolène primaires (Hollande, Emmanuelli et consort) est pour moi bien plus inquiétante que la ligne idéologique qui, après tout, n'est pas encore définie. Le message qu'ils font passé est : vive la démocratie du moment qu'elle fonctionne comme je l'entends. Avec des leaders aussi stupides, je ne crois pas à une évolution possible.

    @Rubin : Marx a vécu et écrit dans un contexte historique différent. Il est impossible d'en faire une lecture critique sans modérer ou adapter ses propos à notre époque. Donc, ce n'est pas lui, mais ceux qui l'ont pris pour un dieu dont les écrits ne pouvaient être remis en question qui sont à blâmer.

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  13. @Charlatan

    Pour ma part, même en "modérant et en adaptant ses propos à notre époque", je ne peux y adhérer. Je ne pense pas que Marx ait été "mal compris".

    Et s'il est vrai que sa pensée colle de très près au contexte dans lequel elle a été élaborée, il s'agit là non pas une excuse mais plutôt d'une circonstance aggravante.

    Montaigne a écrit près de 300 ans avant Marx ; chacun de ses mots reste pourtant d'une actualité saisissante.

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  14. @rubin : on ne peut pas comparer Montaigne, un philosophe socratique, avec Marx, un philosophe politique dont la pensée est nécessairement dépendante de l'époque. Si on parle de Rousseau ou de Smith (par exemple), ils ont aussi des propos qui transposés in extenso dans notre époque sont totalement hors sujet.

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  15. @Charlatan

    La différence entre philosophes socratiques et politiques me semble un peu artificielle. Platon lui-même était bien, en son temps, les deux à la fois, non ? De même, il me semble que les Essais de Montaigne étaient, en leur temps, éminemment politiques.

    Je dirais plutôt qu'il existe des idées résistent au passage du temps, et d'autres moins. J'en reviens au début de mon argument, à savoir : c'est en s'érigeant en matérialiste historique que Marx s'est enfermé dans son époque.

    Mais le matérialisme historique étant une pièce centrale de son système de pensée, c'est l'ensemble des thèses qui en découlent qui perd toute pertinence.

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  16. @ CC : les leaders du PS ne sont pas les premiers à essayer d'adapter la démocratie à leur sauce. Reste à voir si cela passe...

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  17. @ Rubin : ok sur le constat de désaccord. Entre la dictature d'une minorité élitiste persuadée qu'elle a la capacité de diriger et qui le fait dans son intérêt en le justifiant par une idéologie et le pouvoir à la majorité, mon choix est fait.

    Pour Marx, n'étant pas un fan mais prenant en compte l'importance de l'héritage, je répète ce que je disais, il faut le relire, le critiquer, et prendre dedans ce qui est bon à prendre.

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Laissez-moi vos doléances, et je verrai.

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