Il y a dix ans, je me suis engagé dans une grande association humanitaire. J'en tairais le nom, d'abord parce que j'en suis encore membre et que je suis tenu au devoir de réserve dans les médias, et ensuite parce que ce billet ne la concerne pas directement, mais est consacré à l'ensemble de ces organisations. J'admets que je n'arrive plus à démêler les raisons qui m'ont poussé dans cet engagement-là. D'abord, je sortais d'une histoire sentimentale assez complexe, qui m'avait donné envie de changer d'air et de faire quelque chose de différent. Ensuite, la notion d'engagement me fascinait du fait de mon grand intérêt pour la politique, mais je ne parvenais pas à me décider à me lancer là-dedans, ce que je n'ai toujours pas fait, malgré les grands événements de ces dix dernières années. L'association était un bon compromis, qui m'engageait, mais pas trop. Enfin, l'un de mes plus proches amis se trouvait déjà dans cette organisation (non, il ne s'agit pas d'une des deux gueules…).
J'ai travaillé à différentes actions humanitaires, avec différentes responsabilités. J'y ai rencontré la misère et ai pu me confronter avec les aspects violents de notre société, j'y ai appris à mener des projets, à gérer des équipes, à affronter la redoutable problématique du financement, et, tant bien que mal, à communiquer avec mes semblables. Cette association m'a aussi permis de rencontrer le monde politique directement, avec de bonnes et de mauvaises surprises.
Durant ces dix années, j'ai été assez fasciné par les motivations qui poussaient des individus, sans raison apparente, à passer des heures à se consacrer aux situations les plus difficiles, sans aucun profit ostensible. J'ai toujours eu tendance à croire qu'on n'entreprenait rien sans y trouver quelque chose, un intérêt individuel, qui s'enfouit dans le parcours personnel de chacun. C'est déjà le cas dans les études, puis dans la vie professionnelle, mais la survie joue aussi un grand rôle là-dedans. On travaille, même si on y prend plaisir par ailleurs, pour un revenu.
Dans une association, pas de ça. Il est clair que tu ne toucheras pas un kopeck, mais qu'en plus, cher lecteur, tu donneras beaucoup, parfois de l'argent et systématiquement du temps. Or, le temps est une richesse tout aussi importante que l'argent, même si notre société ne valorise plus du tout cet aspect de la vie. A certains moments, j'ai consacré près de 500 heures par an à cette association, ce qui représente 14 semaines de travail à 35 heures, ce que j'aurai jamais fait au boulot. En tant que prof, je suis particulièrement attaché à ce qui est sans doute l'un de mes deux seuls vrais privilèges : un temps libre important pour organiser mon travail comme je l'entends.
De plus, je pensais naïvement trouver dans cette association des gens plutôt aisés, et traversés par la culpabilité de leur richesse. La réalité est tout autre : beaucoup de bénévoles ne sont pas plus riches que les gens qu'ils soutiennent, et nous avons parfois dû nous-mêmes assister des bénévoles de notre propre équipe.
En discutant, assez systématiquement, avec mes collègues, j'ai pu repérer des discours qui reviennent assez souvent et qui justifient finalement cet engagement dense et lourd. C'est d'abord la solitude qui revient, et la volonté forte de la briser autour d'un projet. C'est ensuite l'envie de tromper un quotidien pénible : j'ai entendu plusieurs fois des bénévoles me dire qu'ils étaient mieux là qu'à la maison avec bobonne, et qu'au moins, ils faisaient quelque chose d'utile et ne passaient pas leurs temps à s'astiquer le poireau tous seuls dans leurs coins. Certains sont incapables de verbaliser les causes de cet investissement : parfois, on les devine, mais pas toujours, et ces bénévoles-là sont d'autant plus mystérieux. D'autres cherchent une réalisation sociale et une fierté d'eux-mêmes qu'ils n'ont pas trouvées ailleurs. Enfin, il y a les vrais, les exaltés, ceux qui y croient et qui pensent qu'ils vont enfin changer le monde : ils font beaucoup, très vite, puis s'arrêtent tout aussi vite, quand ils ont compris que les petites victoires du quotidien ne changent rien. On ne fait qu'accompagner la misère et essayer de la rendre supportable (quoique…), on ne la traite pas.
Cette dernière catégorie devrait être une composante majoritaire du monde des bénévoles, mais ce n'est pas le cas, parce qu'ils ne tiennent pas longtemps et papillonnent entre les différentes organisations. Les autres tiennent, s'investissent, supportent et font un boulot que le pouvoir politique n'a jamais affronté réellement, par idéologie ou par démission.
Pourtant, je me suis souvent dit que, d'une certaine manière, ces organisations entretenaient le système, car en le rendant un peu moins inique, elles l'aident à survivre. Là-dessus, je ne parviens pas à me positionner réellement. Les SDF vivraient-ils plus ou moins mal sans nous ? Je suis incapable de te donner une réponse, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils meurent toujours bien avant les autres, quoi que nous fassions, avec nos petits bras…
très beau papier Mathieu.
RépondreSupprimer@ Peuples : merci !
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