lundi 23 juin 2008

Inventons un marché faussement concurrentiel: le cas de la carte scolaire.

Comme tu as pu le lire dans ma présentation, j'enseigne dans un bahut difficile. C'est un lycée de secteur de l'une des communes les plus pauvres de France, qui regroupe des sections générales et techniques et peut accueillir 1030 élèves. C'est donc ce qu'on appelle un lycée moyen, car il en existe de bien plus gros. Ce lycée est le seul de la ville, et pourtant, comme de nombreux autres établissements du département 93, c'est le lycée que les familles du coin veulent absolument éviter. Or, à moins de connaître le député, le recteur, ou quelqu'un à la commission des affectations académiques, il était quasi-impossible à une famille locale d'éviter de placer son chérubin là.


Heureusement, débarquant avec ses gros sabots, le ministre Darcos, symbole d'honnêteté, comme je le disais dans mon dernier post, a trouvé la solution miracle à ce gros problème : la suppression de la carte scolaire. Ce dispositif porte pour les libéraux une vraie charge symbolique : il est le symbole de l'État arbitraire qui impose à l'individu de mettre ses enfants à un endroit précis. Et pourtant, à l'origine, le dispositif était bien plus pragmatique : il s'agissait de répartir relativement équitablement les flux d'élèves entre les différents bahuts, en fonction de leurs tailles et des quartiers qui les entouraient. En fait, Darcos a allégé la carte scolaire existante : les familles sont affectées dans l'établissement du secteur mais elles peuvent demander une dérogation et tenter de partir ailleurs, en fonction des places disponibles.

Alors, cher lecteur, pour une fois, je vais être un peu réaliste. C'est vrai que la carte scolaire ne permettait pas réellement la mixité, d'abord parce que les communes, dans notre beau pays, ne sont souvent pas mixtes, et de moins en moins. De plus, les familles sont persuadées qu'un bon bahut est un bahut où l'équipe pédagogique est bonne, alors que c'est plutôt lié au public qui s'y trouve. Les enseignants ont les mêmes diplômes partout, et se ressemblent beaucoup. Il y a aussi une croyance forte que les enfants de pauvres ou d'immigrés abîment les autres: cette pensée semi-classiste, semi-raciste, traverse malheureusement de nombreuses familles et a entraîné de nombreuses stratégies d'évitement, allant parfois jusqu'à des déménagements. En ce moment, nous cherchons à acheter un logement, et, une fois sur deux, l'agent immobilier vante la présence à proximité d'un 'bon" collège ou d'un "excellent" lycée.

Alors, Darcos et Fillon proposent aux familles le libre-choix de l'établissement. L'idée, très libérale dans l'esprit, est de permettre à chaque élève de choisir son bahut. Ils répondent donc au désir de beaucoup de Français, y compris des enseignants d'ailleurs qui étaient souvent les premiers à détourner le système. Pour le moment, une commission dans chaque académie attribue les places, sur des critères qui restent finalement assez obscurs. Ensuite, on suppose que ce sont les chefs d'établissement qui choisiront leurs élèves, lorsque l'autonomie des établissements sera réalisée. Le recteur de Créteil a récemment affirmé que les demandes étaient très peu nombreuses, mais les échos que nous avons des chefs d'établissement sont bien différentes. Des rumeurs remontent de Saint-Denis et d'Aubervilliers, disant que presque la moitié des élèves sortant de 3ème ont demandé des changements de lycée. C'est donc un vrai mouvement de fond.

Et pourtant, cher lecteur, et pourtant, les familles sont dupées. En effet, comment toutes les familles pourraient-elles obtenir ce qu'elles veulent? On pourrait certes déplacer les personnels assez facilement, d'une année sur l'autre. Par contre, il est impossible d'élargir les murs en trois mois. Les constructions seraient considérables dans certains bahuts, tandis que d'autres déjà construits se videront : voilà un magnifique gâchis des moyens de l'État déjà dépensés. Sur ce point, les administrations sont d'ailleurs sensibles : en ce moment, le conseil général du 93 est en train de vérifier les places de chaque collège, pour éviter qu'un principal trop zélé attribue plus de places que disponibles pour satisfaire le ministère. Si jamais un accident se produisait ensuite, le conseil général en serait responsable: Claude Bartolone se protège donc, assez légitimement je trouve.

Dans cette configuration, c'est donc les commissions qui vont attribuer les élèves, et pas l'inverse, sans aucune possibilité pour les familles de contrôler. Ensuite, ce seront les chefs d'établissement, et eux prendront les meilleurs, ou les connus. Il y aura une cascade ensuite, et si ton gosse est moyen ou faible, il ira dans le bahut de secteur, avec tous ses congénères. Voilà donc une liberté de choix pour les établissements, et la formation future de ghettos de bons et de "mauvais élèves". Pour une soi-disant liberté de choix, on construit un système tout aussi cloisonné, avec comme critère de choix le piston ou les notes des gamins. Quelle liberté de choix ici? Je n'en sais rien, ou je ne parviens pas à la voir.

Cela pose aussi de nombreux problèmes à l'Éducation Nationale: il est maintenant impossible de prévoir le nombre d'élèves d'une année sur l'autre. Il va donc falloir créer des classes en catastrophe dans certains endroits sans avoir les profs pour les assumer, ou choisir la surcharge d'élèves. En septembre dernier, au lycée Jean Jaurès de Montreuil, les 2nde étaient à 40 par classe, juste au moment où Thomas Piketty démontrait qu'une classe moins chargée réussissait mieux qu'une classe chargée. Pour y pallier, l'Éducation Nationale embauche des vacataires sans expérience et sous-payés, risquant d'en faire des enseignants catastrophiques.

Avec un réforme purement idéologique et populiste, voilà qu'on invente une véritable usine à gaz qui créera des ghettos sociaux. C'est marrant, parce que le Royaume-Uni vient de remettre en place une carte scolaire et les États-Unis et la Belgique en parlent. Comme quoi, comme d'habitude, nos hommes politiques ont 20 ans de retard...

Maintenant, cher lecteur, tu es aussi responsable que le ministre dans cette affaire, car c'est toi qui voit toujours ton intérêt personnel avant celui de la collectivité. Maintenant, je vais te poser quelques questions simples, et à toi d'y répondre:
  • Crois-tu vraiment que ton gamin sera meilleur à l'école en étant entouré d'élèves aussi bons voire meilleurs que lui? Ne vaudrait-il pas mieux que ton gosse voit aussi d'autres types de gens, des pauvres, des riches, des bons, des en difficultés? Après tout, c'est ça, la France.
  • Est-ce que tu es toujours persuadé que mettre ton gamin avec des pauvres, des Noirs et des Beurs, va faire baisser son niveau?
  • Franchement, tu es prêt à infliger deux heures de transport à ton gamin par jour pour une réussite toute hypothétique? Il ne serait pas mieux à côté, à profiter aussi un peu de son temps?
  • Est-ce qu'il ne vaudrait mieux pas que ton gosse fréquente les gosses de son quartier, et n'ait pas ainsi peur en permanence lorsqu'il sort de chez toi, plutôt que de s'enfermer dans un ghetto et d'être ensuite enfermé chez toi?

Je sais, c'est caricatural, mais ce sont des raisonnements de parents que je rencontre. A toi d'y réagir maintenant.

4 commentaires:

  1. Ben, créer des catses et des ghettos, c'est bien le but de la libéralisation, non ? A chacun selon ses moyens (et ceux de ses parents !).

    :-)

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  2. C'est le résultat d'une politique, mais je pense que beaucoup de nos concitoyens ignorent réellement les conséquences d'une politique, même si leurs intérêts individuels sont à la ghettoïsation.

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  3. Article intéressant, peux tu nous en dire plus sur le retour de la carte scolaire au RU, et sur les débats en Belgique par exemple ?
    Je n'ai rien lu à ce sujet ...

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  4. Le Royaume-Uni a décidé de remettre en place une carte scolaire après avoir décidé de fermer de nombreux établissements complètement abandonnés par les élèves. A ce jour, je crois que les critères sont en débat.

    La Belgique a l'un des niveaux scolaires parmi les plus faibles d'Europe, avec un système scolaire très hiérarchisé. Des rapports parlementaires sur place affirment que la répartition des élèves par libre-demande des familles et choix des établissements est à mettre en corrélation avec cette situation, même s'il s'agit encore d'un débat, bien sûr.

    A bientôt,

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