mercredi 7 mai 2008

De l'usage de la culpabilité en politique (partie 1)

Freud aurait-il pu prévoir à ce point que la culpabilité soit à ce point utilisée dans notre vie publique moderne? Je ne crois pas. Tout son travail, ainsi que celui de ses successeurs qui ont construit la psychanalyse, a visé à analyser le fonctionnement de nos esprits pour, en partie, tenter d'en ôter cette culpabilité qui entrave souvent une bonne partie de nos actes, ou de nous donner les moyens de la combattre quand cela est nécessaire.

Apparemment, Nicolas Sarkozy n'est pas un adepte de ce type de théorie, et fait plutôt un usage intense des idées opposées. Chaque jour, le gouvernement en place justifie ses politiques en culpabilisant au maximum le citoyen lambda. Quant un État fonctionne mal, comme c'est le cas du nôtre aujourd'hui, il semblerait logique qu'un chef d'Etat tente de trouver les causes et essaie de les supprimer pour que la machine marche mieux. Loin de se lancer là-dedans, le président parvient systématiquement à rendre le citoyen, quel qu'il soit, responsable de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Je vous en donne quelques exemples.

A son arrivée, le président a trouvé une Sécurité Sociale en mauvais état apparent. Comme quasiment tous les ans depuis le début des années 1990, à l'exception d'une courte période à la fin des années 1990, le budget était déficitaire. Pour expliquer cela, le président a considéré que chaque citoyen avait une tendance lourde à abuser d'un système social qui a l'apparence de la gratuité. Qu'à cela ne tienne, le président a creusé les idées de Philippe Douste-Blazy en aggravant les franchises médicales, considérant que chaque citoyen doit assumer ses maladies et payer, même d'une toute petite manière, pour les soigner.

A son arrivée, le président a trouvé un chômage encore important par rapport aux moyennes de l'OCDE. Il propose maintenant que les chômeurs qui refusent plusieurs emplois de suite soient obligés d'accepter des emplois à longue distance et moins bien payés que les qualifications détenues, insinuant que le citoyen chômeur est un exigeant qui n'est décidément pas très conciliant et ne veut pas vraiment travailler.

A son arrivée, le président a trouvé une Éducation Nationale en crise, cherchant ses repères, semblant incapable d'aider les jeunes de ce pays à se former correctement. Dans ses discours de l'époque, il a accusé trois catégories de citoyens. Tout d'abord, les enseignants ont été accusés de ne pas se remettre suffisamment en cause et de rester accroché à des pratiques pédagogiques généreuses mais inefficaces. Ils seraient aussi responsables de la crise du système en refusant de travailler plus et différemment. Ensuite, il a accusé les élèves de ne pas suffisamment travailler, d'être souvent irrespectueux envers leurs enseignants et le système. Enfin, il a accusé les familles, trop laxistes avec des enfants parfois turbulents qu'il faudrait remettre dans le droit chemin et les a menacées de leur ôter les allocations-familiales.

A son arrivée, le président a trouvé un système de retraite en équilibre précaire, et faisant face à une nouvelle échéance pour 2008. Pour justifier cette crise, le président a accusé les citoyens d'être accrochés à des droits qui ne peuvent plus être respectés. Par égoïsme, le citoyen voudrait absolument ne bosser que 40 ans, alors qu'il vit de plus en plus vieux et que le système ne le permet plus. Alors, il faut qu'il travaille plus et qu'il accepte la situation réelle et incontestable.

Tous ces raisonnements amènent à une seule conclusion: dans tous les cas, le citoyen est responsable de la situation catastrophique dans laquelle se trouve la société. La stratégie de Nicolas Sarkozy est simple: il s'agit de démontrer que nos sociétés sont axées sur l'individu. Quand les choses marchent bien, c'est que le citoyen s'investit et s'active, qu'il se bouge pour réussir et pour s'épanouir le mieux possible. Par exemple, le bon citoyen fait des heures supplémentaires, achète un logement pour garantir sa vie, prend une assurance-vie et une assurance santé pour se protéger. Par contre, lorsque le citoyen est laxiste avec lui-même et attend tout de la société, les choses se gâtent: la Sécurité Sociale est trop pressurée par un citoyen exigeant, les retraites par répartition s'écroulent, l'Education nationale bat de l'aile... Pour le président de la République, l'individu est donc profondément responsable de la crise actuelle, et il faut qu'il se prenne en main, qu'il devienne responsable et s'occupe entièrement de lui. Dans cette configuration, la grande majorité des services publics peut être privatisée et remplacée par des services concurrentiels que le bon citoyen, travailleur et gagnant bien sa vie, pourra payer. Par contre, le citoyen fainéant ne devra s'en prendre qu'à lui-même, et n'aura qu'à s'y mettre. S'il ne le fait pas, il sera vigoureusement repris en main par les services sociaux, ceux-ci jouant les pères fouettards plutôt que les mères bienveillantes.

En rendant le citoyen responsable de tout ce qui lui arrive, le président réalise un triple tour de passe-passe. D'abord, il empêche toute remise en cause du système social et économique, puisque chaque citoyen est responsable de lui-même et de sa situation, qu'il soit riche, pauvre, chômeur, malade, salarié du privé ou fonctionnaire, retraité ou que sais-je d'autre... Ensuite, il condamne toute possibilité pour les citoyens de concevoir des solutions menées par l'ensemble de la société pour l'ensemble de celle-ci et prépare le passage à l'économie marchande d'une grande partie des services publics. Enfin, mais je n'ose imaginer qu'il le fait consciemment, il vide la démocratie de toute substance. En effet, si on ne peut rien régler ensemble, mais qu'on est, chacun, responsable de son état, l'idée de démocratie n'a plus de sens, sauf pour encadrer par la répression les individus et tenter de les empêcher de trop gêner la liberté des autres. Cette logique amène une société de la peur et de l'insécurité, où l'individu ne vit que coupable de faire des erreurs qui peuvent lui coûter beaucoup, et passe son temps à se dire qu'il bénéficie de services qu'il ne mérite pas réellement, car, dans ce monde-là, le mérite prend, contre toute logique, le pas sur la citoyenneté. Eh oui, Citoyen, tu es responsable, nom de Dieu, et il est temps que tu t'agites.

Eh oui, cher lecteur, ça y est, tu te dis: "Ah, je savais bien que Mathieu L. était un gauchiste. Il voit le mal partout, ne croît pas en la responsabilité des individus et accuse le président, qui est un démocrate, d'enterrer cette même démocratie". Je vais te contredire tout de suite: je ne suis pas un gauchiste totalitaire, je m'inquiète juste de l'évolution de la manière de concevoir l'action politique de nos élites. Dans de prochains posts, je reprendrai les quatre points évoqués ci-dessus, et je tenterai de vous démontrer que, sans faire la Révolution et en cherchant des solutions faisables et justes dans l'actualité récente, on doit pouvoir concevoir des systèmes démocratiques qui ne s'appuient pas sur l'individualisme mais qui, pourtant, pourrait marcher et même consolider la démocratie.

Le suspense est entier, cher lecteur, et, je te rassure, le temps que j'écrive tout cela, le président aura bien trouvé le moyen de te culpabiliser de nombreuses fois...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Laissez-moi vos doléances, et je verrai.

La modération des commentaires est activée 14 jours après la publication du billet, pour éviter les SPAM de plus en plus fréquents sur Blogger.