mercredi 18 juin 2008

Structure de l'orientation dans mon lycée de banlieue dit "difficile"

En cette période de grand débat sur l'orientation, il me semblait intéressant de vous donner, cher lecteur, un état réel de l'orientation des élèves dans un lycée général de banlieue comme le mien. Je pense que la structure de l'établissement se retrouverait dans une multitude d'autres établissements des zones paupérisées de notre beau pays. J'en profite aussi, par la même occasion, pour te donner quelques éléments sur le fonctionnement réel, d'après mon avis totalement subjectif, de tout ce processus.

Dans mon bahut difficile, nous avons environ en seconde 300 élèves par an. Depuis plusieurs années, les mêmes moyennes se maintiennent, ce qui me permet de vous donner les éléments suivants. Sur ces 300, un tiers ne passe pas en première générale: 20% des élèves redoublent et 10% sont réorientés vers d'autres voies, particulièrement la voie professionnelle. Ces moyennes sont très fortes, bien au-delà des moyennes nationales. Sur les 200 élèves restant, 24 vont en 1ère littéraire, 48 en 1ère économique et sociale, 70 environ en 1ère scientifique, et les autres se répartissent entre les différentes filières techniques, mais particulièrement la 1ère Sciences et technique de la Gestion (STG), qui a remplacé la STT, anciennement bac G.

Pour t'expliquer cela, il faut d'abord que tu saches que 85% de mes élèves sont issus des groupes les plus pauvres de la population, et qu'ils sont déjà les meilleurs des collèges alentour. Il reste quelques membres des classes moyennes, et aucun bourgeois. Ces personnes choisissent donc très majoritairement la filière S, classe de l'élite par excellence, puis la filière ES, qui est généralement le second choix. Comme partout ailleurs en France, la filière L est délaissée, mais peut-être encore plus qu'ailleurs. Par contre, les classes techniques sont nettement surreprésentées. Cette structure, dans un lycée très marquée, est étonnante sur plusieurs points. Cela signifie d'abord que les élèves des quartiers pauvres font en priorité les mêmes choix que les élites, et tentent d'aller vers la S. Ils se répartissent ensuite vers la ES, s'ils ont les notes, ou les autres s'ils ne les ont pas. Les filières techniques plus marquées qu'ailleurs illustrent les difficultés scolaires de la zone.

En effet, ce qui me semble très important pour comprendre ce qui se passe ici, c'est de bien prendre en compte le côté utilitaire des choses. Mes élèves ont majoritairement pleinement intégré le côté très utilitaire de l'école, et, contrairement à ce qui se passe dans les lycées bourgeois de centre-ville, ils se déterminent dans ce qui sera le plus utile pour leur futur, plus que par les intérêts des enfants. La S semblant ouvrir le plus de portes, on se dirige par là tout naturellement, et il est toujours très difficile d'expliquer à un parent d'élève que son gosse serait mieux en L, en ES ou en STG ou STI. Ensuite, les choix se font par défaut, en réduisant de plus en plus les possibles. La réorientation vers le professionnel, pourtant souvent porteur d'emploi pour l'avenir, est toujours vécue par les élèves et leurs familles comme une humiliation et un échec collectif.

Et pourtant, contrairement à ce que dit le ministère, les enseignants ne cessent de tout faire pour balayer l'ensemble des choix possibles avec les élèves, mais le débat reste difficile. Les conseillers d'orientation-psychologues sont assez peu audibles, d'autant plus que leur consultation est loin d'être obligatoire (de toute façon, le ministère se prépare à les supprimer...). Au total, nous avons tous l'impression que notre travail là-dessus est inefficace, et cela s'explique en fait assez simplement.

Nous luttons contre des processus qui nous dépassent totalement, et je vais essayer de te faire comprendre pourquoi:
  • La série S domine parce que c'est la voie de sélection de l'élite. Tant que cela sera, nous ne pourrons pas empêcher que nos meilleurs élèves s'y dirigent naturellement, car les sélections se font sur ces sections. Cela explique aussi que beaucoup d'élèves de S se dirigent vers d'autres univers dans le supérieur car ils ont alors les moyens de faire ce qui leur plaît vraiment...
  • Nous sommes ensuite confrontés à la pression des familles. Contrairement à ce que l'on dit souvent, les élèves ne sont pas libres de leurs choix, et les familles jouent toujours un rôle moteur. Or, dans les milieux très populaires, l'objectif, avant l'intérêt de l'enfant, est l'ascencion sociale, même si on sait qu'elle est longue et difficile. Les sections générales s'imposent donc comme évidentes.
  • Enfin, et c'est loin d'être négligeable, l'orientation ne peut pas être libre si les notes restent un marqueur fort. Et elles le sont toujours, je peux te l'assurer. On hiérarchise donc ses voeux en fonction de ses notes, et cela aussi, c'est dramatique. La L est ainsi abandonnée parce que les voies d'orientation sont floues et peu nombreuses, et apparaissent très élitistes, et que beaucoup de mes élèves ont du mal en français écrit. De plus, la voie royale après une L est l'enseignement, voie aujourd'hui bien dévalorisée (M'sieur, prof, ça gagne pas!!!).
Nous voilà donc, nous enseignants, à devoir affronter des problèmes qui vont bien au-delà de la simple organisation des lycées. Tant que dans le supérieur, on pensera que l'élève de S est le meilleur, les choses ne changeront pas. Tant qu'il existera des voies d'élite, les choses ne changeront pas non plus. Et là, cher lecteur, pas d'inquiétude: si le gouvernement refond le bac, comme il prévoit de le faire, même s'il existe un tronc général commun à tous, on trouvera toujours quelques options bien placées qui permettront aux riches et aux meilleurs élèves de se retrouver ensemble. Je ne me fais aucune illusion là-dessus...

Dans un prochain billet, je te parlerai de l'orientation au moment du bac...

2 commentaires:

  1. Je travaille dans des établissements de même type, et je fais exactement les mêmes constats !

    C'est surprenant qu'il n'y ait aucun commentaire sur ce billet. J'entends régulièrement dire que les populations défavorisées choisissent des filières courtes, comme la voie professionnelle, parce qu'elles pensent que l'école ne sert à rien et qu'il faut en sortir vite pour avoir un vrai métier. Je sais depuis mes débuts dans l'enseignement, dans des lycées "difficiles", que ce n'est pas vrai. Et c'est très bien expliqué ici. J'aurais imaginé que certains de tes lecteurs viendraient te contredire. Mais effectivement ils s'opposeraient à des faits réels et manqueraient rapidement d'arguments.

    A part ça, je suis étonnée par le fort taux de redoublement. J'avais l'impression qu'il y avait, surtout à Créteil, une pression sur les directions pour réduire ce taux à un ou deux élèves par classe (indépendamment de l'effectif de la classe, ce qui est bien sûr complètement absurde). D'où les réunions d'harmonisation surréalistes après les conseils de classe de Seconde, et les entretiens de dernière minute avec les familles pour envoyer les élèves en filières professionnelles (ou plus rarement pour leur accorder, contre l'avis du conseil de classe, un passage en 1eSTG).
    (Juste pour préciser, je ne sais pas du tout ce qui est préférable, entre un redoublement raté de 2de et un passage de justesse en 1eSTG... Et je ne m'oppose pas au fait que les chefs d'établissement puissent accepter ou refuser une orientation après l'avis du conseil de classe, si cela reste exceptionnel, et normalement avec un travail cohérent de toute l'équipe éducative tout au long de l'année, cela ne devrait pas arriver)

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  2. @ June : l'absence de commentaire ici vient plutôt du fait que ce billet a été publié alors que mon blog n'avait que deux mois, et n'était pas encore repéré par les blogueurs plus installés.

    Pour les bahuts de Créteil, la réalité est bien plus variée que ce schéma que tu présentes. Cela dépend de la volonté des équipes pédagogiques et surtout du proviseur en place, et de la politique du rectorat. Mon bahut bénéficie d'une certaine liberté, pour diverses raisons, que je ne peux expliquer ici sans briser mon anonymat.

    Pour le redoublement, je ne sais pas si c'est meilleur ou pas. Depuis qu'on applique une politique stricte de redoublement et de réorientation, les résultats au bac ont un peu augmenté, mais on ne peut pas dire que cela soit très net. Personnellement, je vois plutôt la souffrance des gamins face au redoublement qu'autre chose...

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