vendredi 10 avril 2009

Un débat sur l’Europe : Turquie or not Turquie ?

On peut remercier Barack Obama au moins sur un point important : grâce au président américain, le débat européen est de retour sur la scène politique française. C'est heureux, car nous sommes tout de même à moins de deux mois des élections européennes. Malheureusement, l'Europe est à nouveau dans l'actualité du fait de l'adhésion, ou non, de la Turquie à l'Union européenne. Je ne vais pas revenir ici sur les motivations de la puissance américaine : Obama défend les intérêts de son pays, ce qui est entièrement normal.

Les opposants à l'entrée de la Turquie dans l'Union emploient des arguments divers, que l'on peut résumer en quelques points très simples :

  • En général, les arguments culturels viennent en premier. La religion dominante de la Turquie, l'islam, pose des problèmes à tous ceux qui considèrent que l'Europe se définit aussi par ses racines chrétiennes. D'autres avancent aussi l'idée que la Turquie n'est pas sur le continent, qui se limite aux détroits du Bosphore et des Dardanelles.
  • Viennent ensuite des arguments sociaux. La Turquie reste encore aujourd'hui, même si certains géographes la rangent dans le camp des pays émergents, un pays bien moins développé que les autres pays européens. Le risque serait donc de voir la Turquie absorber un nombre d'aides européennes considérable, et ensuite de voir déferler une horde d'immigrants vers nos pays qui viendront manger notre pain…
  • Enfin, comme Nicolas Dupont-Aignan hier soir sur France 3, certains utilisent l'argument de la géopolitique. Si on fait entrer un pays aussi peuplé dans l'Union (environ 72 millions d'habitants dans l'Union, et 80 millions dans dix ans à ce rythme de croissance), les équilibres politiques seront totalement bouleversés et les grands pays qui dominent actuellement l'Union (dont la France) devront compter avec la présence d'un nouveau géant.

Aucun de ces arguments ne se justifie réellement. Tout d'abord, l'influence de l'islam et de l'Islam sur l'Europe depuis le haut-Moyen-âge n'est plus à démontrer. La question de savoir si la Turquie est dans l'Union relève de la vision de l'Europe de chacun, vu que l'Europe n'est pas un continent géographique. La Turquie fait partie de l'histoire européenne depuis le Moyen-âge, elle a dirigé le tiers du continent pendant cinq siècles et a laissé une trace indéniable. Certes, elle a servi de repoussoir souvent et a suscité l'éveil des nationalismes de l'Est, mais cela ne justifie pas le refus. Si on se tenait au passé, on n'aurait jamais signé d'accord avec l'Allemagne ou avec le Royaume-Uni. De plus, la Turquie a toujours eu la volonté d'être intégrée à l'espace européen. Depuis la révolution d'Atatürk, l'objectif des successifs gouvernements turcs est d'européaniser de plus en plus le fonctionnement de la Turquie et d'en faire un Etat moderne. Certes, il y a eu des accrocs, comme l'invasion de Chypre en 1974, mais les efforts sont réels. Depuis que la possibilité d'une entrée dans l'Union est ouverte, même les islamistes turcs ont dû s'adapter et se transformer en parti conservateur, en tout cas en apparence.

Pour les arguments de niveau de développement, les choses sont un peu plus construites, mais il faut aussi les relativiser. La Turquie connaît actuellement une croissance économique très forte. De plus, le risque migratoire me semble largement surestimé : il y a déjà de nombreux Turcs en Europe (ils n'ont pas attendu l'UE pour immigrer) et le risque migratoire ne résiste pas à l'épreuve des faits. On avait déjà annoncé, au début des années 2000, un déferlement de Polonais et de Slovaques sur l'Ouest. En réalité, les migrations sont plutôt temporaires, recherchées par les entreprises de l'Ouest, et il n'y a pas eu de déferlement général sur nos pays, en tout cas pas davantage qu'avant l'entrée de ces dix pays dans l'Union. Certes, la Turquie est plus pauvre, mais l'entrée n'est pas pour tout de suite (on est sur un cycle d'une vingtaine d'années) et ce pays peut beaucoup évoluer.

Pour moi, le troisième faisceau d'arguments est le plus fondamental. Cependant, si la population turque est nombreuse, la Turquie reste un pays nettement plus pauvre. On ne peut pas s'attendre à ce que les Turcs puissent s'imposer autant que les Allemands et les Français dans les débats. De plus, stratégiquement, la Turquie est une vraie chance pour l'Union : nous voilà avec un pays fondamental pour le contrôle de la Méditerranée, pour nous permettre de nous projeter vers le Moyen-Orient et le Caucase. Enfin, je trouve, pour le coup, que cette adhésion colle réellement au retour de la France dans l'OTAN, et me demande pourquoi Sarkozy sur ce sujet est en total contradiction avec ses actes. J'ai bien une idée mais je vous laisse l'imaginer par vous-même, cher lecteur.

Cependant, il y a, pour moi, à l'évidence des conditions mais qui pourraient s'appliquer à tout pays, et qui n'ont pas toujours été respectées quand on pense à l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie. Tout d'abord, il faut avoir la garantie que la stabilité démocratique de la Turquie est assurée. C'est une condition qui ne peut être oubliée. Sans l'assurance que l'armée turque n'interviendra plus dans la vie politique turque, sans la reconnaissance de l'existence du génocide arménien, sans la fin des affrontements au Kurdistan, je ne vois pas comment on peut accepter la Turquie dans l'Union. Là encore, il va falloir demander des efforts aux dirigeants turcs. La seconde condition est le règlement, d'une manière ou d'une autre, de la question de Chypre. Il faut se rappeler que la Turquie est intervenue militairement à Chypre en 1974 et qu'elle continue à soutenir cette République turque sans légitimité du Nord de l'île. Comme Chypre est un membre de l'Union (avec la Grèce en embuscade), il est impossible de signer quoi que ce soit avec les Turcs sans qu'on entame un processus de négociation permettant d'aboutir à un règlement de la question.

Malheureusement, il nous faudra surmonter les tensions internes à Chypre. Vu le résultat du référendum de 2003, il est à craindre que les Chypriotes eux-mêmes nous posent des difficultés.

L'adhésion de la Turquie représente un vrai défi pour l'Union comme pour les peuples européens. Si on parvient à faire entrer ce pays, on aura démontré la force de l'idéal européen et les résultats qu'il produit. Y renoncer serait vraiment une preuve de faiblesse et de repli sur soi, bien plus encore que le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN.

14 commentaires:

  1. Excellente position du problème! En plus des arguments exposes dans le post, il y a d'autres arguments pleins de mauvaise foi utilisés par les politiques, du genre : « La Turquie est étrangère aux 50 ans de construction européenne et de ce fait, son intégration serait laborieuse voire impossible » or la Turquie est en négociation avec l’Europe depuis 63, date des premiers accords d’échange avec la CEE. Et puis, personne ne s’est posé cette question pour les pays qui était de l’autre cote du mur lorsque la Turquie se portait déjà candidate a l’intégration.

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  2. @ Barberousse : merci. Tu as aussi raison sur tes arguments. C'est à ajouter à mon raisonnement.

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  3. « Tout d'abord, l'influence de l'islam et de l'Islam sur l'Europe depuis le haut-Moyen-âge n'est plus à démontrer. »

    Ben, si, justement...

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  4. Même remarque que Didier Goux. Quelle influence ?

    Mais sur le reste, d'accord avec toi. Historiquement la Turquie est un pays européen, les turcs sont des européens musulmans, comme le sont les albanais ou les bosniaques.
    Tu fais bien d'insister sur la stabilité démocratique et les droits de l'homme. Beaucoup d'efforts ont été fait, notamment grâce à l'adhésion au Conseil de l'Europe (ce qui au passage montre bien que la Turquie n'est pas un pays européen...) et à la carotte que représentait l'adhésion à l'UE. Quelles conséquences si la carotte venait à disparaître ?

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  5. Il va de soi, je suppose, que je suis totalement contre l'adhésion de la Turquie...

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  6. @ Paul et Didier : si vous le souhaitez, je peux vous envoyer une bibliographie historique qui vous permettra de vous faire une opinion sur ce point. Envoyez-moi un mail et je vous envoie ça par retour sans problème.

    @ Paul : à mon avis, c'est bien le danger. Si on dit aux Turcs d'aller voir ailleurs, il y a de grandes chances que de nombreux Turcs, par dépit, basculent vers l'islamisme ou le nationalisme. De toute façon, ils se tourneront alors vers les Etats-Unis, et ce serait dommage. Je crois vraiment à l'importance stratégique de l'endroit. De plus, une Turquie développée démontrerait à de nombreux réacs européens qu'un pays musulman, une fois démocratique et développé, fonctionne tout aussi bien qu'une démocratie européenne.

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  7. Cela dit, j'ai peur que l'entrée de la Turquie ne soit pas pour bientôt, vu d'une part le blocage de l'approfondissement institutionnel, et d'autre part les réactions anti-turques. Les deux liés à un populisme anti-européen des extrêmes, alimenté par nos partis de gouvernement qui passent leur temps à leur courir derrière...

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  8. @ Paul : c'est pour cela qu'il faut en parler et continuer à travailler pour cela. Ne renonçons pas.

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  9. Salut Mathieu

    Il me semble que le seul argument vraiment recevable pour une intégration de la Turquie dans l'Europe, c'est d'ancrer ce pays, charnière entre l'Europe et l'Asie, entre la chrétienté et l'Islam et entre les pays démocratiques et des pays autocratiques, dans un système démocratie et laïque !
    Et encore cet argument ne vaut que parce qu'il semble ne pas y avoir de solution de substitution crédible du type Union Méditerranéenne !
    Les 27 n'ont déjà pas la même vision de l'Europe !...qu'ils se mettent déjà d'accord pour créer et organiser une Europe politique forte, avec une constitution qui lui permette d'avancer vers le fédéralisme, faute de cela intégrer la Turquie signerait la fin de "l'idéal européen" ou du moins la fin d'une Europe qui soit autre chose qu'un grand marché !
    Sans Europe forte au détriment des nationalismes, elle serait incapable d'avancer et pire encore incapable d'empêcher la Turquie de tourner en régime militaire ou islamiste et du coup elle aurait tout gagné !!!
    En conclusion, il me semble beaucoup trop tôt pour envisager une entrée de la Turquie en Europe puisqu'il serait suicidaire de l'intégrer avant avoir construit une Europe digne de ce nom...et compte tenu des résistances de tous bords*, ce n'est pas demain la veille !

    * A ce sujet il me semble paradoxale que les premiers a refuser une constitution pour l'Europe soient également les premiers à vouloir absolument y intégrer la Turquie...je ferais du mauvais esprit je dirais qu'ils savent pertinemment, qu'en l'état, l'entrée de la Turquie saborderait l'Europe !

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  10. @ Nicolas007bis : je voudrais comprendre ton positionnement. Soit tu es pour une Europe-marché, et à ce moment-là, il n'y a pas de problème à intégrer la Turquie. Soit tu es pour une Europe avec un autre projet politique, et à ce moment-là, je ne vois pas pourquoi les Turcs seraient plus illégitimes que les Danois, les Irlandais, les Bulgares ou les Lettons à y participer. On revient au problème de la question particulière des Turcs. Dans ce cas, virons les Bulgares et les Roumains, et n'intégrons pas les Croates, qui vont entrer en 2014. Il faut être cohérent jusqu'au bout sur ce point.

    Personnellement, je suis totalement fédéraliste, mais j'ai voté contre cette constitution qui ne l'était pas.

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  11. Mathieu,
    Je suis pour une Europe avec un autre projet politique que d'en faire un vaste marché sans frontières. Je suis pour une Europe fédéraliste.

    Malheureusement, le projet européen a beaucoup de mal à se mettre en place du fait de divergences de points de vue entre pays (entre groupes de pays) que pourtant beaucoup de choses rassemblent, d'un point de vue historique, culturel, économique ou politique. Intégrer la Turquie, qui n'a pas tous ces points en commun et qui n'est géographiquement pas en Europe, avant que tous ces pays aient construits une Europe forte, ne ferait que rajouter un handicap de plus....qui a mon sens serait fatal à la construction européenne.

    Quand au projet de constitution, je ne vais pas relancer le débat, mais elle me paraissait certainement pas parfaite mais au moins une avancée vers une Europe politique...son retrait arrange beaucoup plus les nationalistes que les fédéralistes !

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  12. @ Nicolas007bis : donc, nous sommes d'accord pour le projet.

    Dans ce sens-là, on peut vraiment se demander avec qui on construit l'UE. Finalement, on aurait peut-être davantage d'accords avec les Turcs qu'avec les Anglais...

    Non, pitié, ne relançons pas le débat...

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  13. Pour le problème de l'écart de développement, il n'est pas propre à la Turquie, mais à une bonne partie des PECO...

    A ce sujet, il faudrait sans doute restaurer les montants compensatoires monétaires en vigueur dans les pays européens dans les années 60. Il s'agissait de taxes provisoires visant à faire converger les normes sociales, environnementales et fiscales des pays de la communauté.

    Le problème, c'est que ce n'est plus trop dans l'air du temps à Bruxelles, obsédée par la concurrence libre et non faussée.

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  14. @ Etiam : je crois que la concurrence libre et non faussée a quand même du plomb dans l'aile...

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