jeudi 3 juillet 2008

Un exemple d'analyse géopolitique à l'emporte-pièce: la libération d'Ingrid Betancourt.

Je ne sais pas si tu es au courant, cher lecteur, mais Ingrid Betancourt est libre. Bon, c'est vrai, tu aurais difficilement pu passer à côté. Dès hier soir, les médias se sont jetés là-dessus, décidant pour nous que nous étions émus, et tentant encore de se faire un maximum de recettes publicitaires avec le pathos accompagnant habituellement une libération d'otages.


Ce déferlement médiatique dure toujours aujourd'hui, et, je dois te dire que j'ai été assez intrigué des conséquences géopolitiques mises en avant par les médias. On se rend en effet compte que les rapports de force de la scène internationale tiennent vraiment à peu de choses.


Je vais m'expliquer un peu. Hier soir, on apprend qu'Ingrid Betancourt a été libérée grâce à une "audacieuse" opération de l'armée colombienne. Celle-ci avait infiltrée un agent parmi la bande qui gardait ce groupe d'otages. Il est parvenu à mener la bande des FARC là où il voulait, puis a organisé une fausse opération humanitaire, permettant aux militaires en arme de se rendre sur place. Les FARC n'ayant laissé que deux soldats sur le lieu de rendez-vous, ceux-ci ont été rapidement maîtrisés, et les quinze otages ont pu être évacués vers une base militaire par hélicoptère.

Rapidement, l'analyse suivante a été faite, autant par les médias classiques et la classe politique que par le milieu indymédia et par les blogs : cette affaire est un succès pour le président Uribe, Sarkozy s'est beaucoup agité et n'a rien fait réellement, Chavez est un con qui n'aurait jamais dû négocier avec une guérilla marxiste, et les FARC sont finies. G. W. Bush a tout de suite glorifié le front conservateur, et a flingué Chavez une fois de plus.


Imaginons un instant un autre scénario, qui aurait très bien pu se dérouler. Imaginons par exemple que les soldats n'aient pas pu maîtriser les deux guérilleros, et que ceux-ci aient eu le temps d'abattre quelques otages, dont Betancourt. Imaginons que l'hélicoptère se soit écrasé dans la jungle, ou, plus simplement, que l'agent se soit fait démasquer et que les FARC se soient alors énervés sur les otages. Qu'aurait-on dit ? Eh bien, cher lecteur ébahi, on aurait alors dit qu'Uribe a pris trop de risques et qu'il est un con, que Sarkozy a bien fait de s'agiter parce qu'il a tenté d'empêcher Uribe de faire n'importe quoi, que Chavez a au moins eu le mérite d'essayer quelque chose, que les FARC sortent renforcés de l'affaire et Bush n'aurait pu que déplorer l'échec d'une belle tentative lancée par le front conservateur, bel exemple de fermeté.


Ce cas me rappelle assez l'affaire iranienne de 1979, lorsque Carter avait lancé un commando pour libérer le personnel de l'ambassade américaine de Téhéran. Si l'opération avait fonctionné, on aurait glorifié le président américain de l'époque, mais l'hélicoptère s'écrasa par accident et cela entraîna la débâcle de Carter et l'élection de Reagan quelques mois plus tard, pendant que le régime iranien triomphait.


Dans tout cela, qu'est-ce qui apparaît clairement ? C'est qu'on est là face à un hasard total durant une série d'événements. Le dénouement est heureux, et c'est très bien, mais on ne peut faire des analyses aussi simplistes aussi rapidement. Alors, cher lecteur, je vais tenter de te faire une analyse géostratégique à ma sauce:


  • Ce dénouement renforce-t-il Uribe ? Je crois que cela doit être relativisé, même s'il va sûrement avoir une période de popularité. D'abord, il a pris quand même un sacré risque, et c'est une vraie chance que tout se soit bien fini. Ensuite, on a tout de suite pu voir que Betancourt allait sans doute reprendre une carrière politique en Colombie, et que, même si elle est pleine de gratitude pour Uribe, elle s'emploierait à le battre dans le futur. De plus, l'affaiblissement des FARC, s'il existe, montre aussi qu'Uribe devra bien s'attaquer à un moment aux paramilitaires de droite qui rendent aussi son pays invivable, et, vu qu'il leur doit une bonne partie de son succès politique, il risque d'avoir de réels ennuis.

  • Chirac et Sarkozy ont-ils eu raison de tenter de faire quelque chose? Bon, il faut être clair : ils l'ont d'abord fait par intérêt politique national : on se souvient tous des candidats de 2007 rencontrant tour à tour la famille Betancourt. Maintenant, je crois qu'il fallait quand même essayer quelque chose, avec nos petits moyens, et Betancourt a elle-même dit que le battage médiatique français lui avait permis de tenir le choc. Peut-être aussi qu'Uribe aurait laissé pourrir Betancourt dans sa jungle longtemps si la France n'avait pas fait pression. Alors, pour une fois, je vais plutôt donner un bon point à Sarkozy, de Villepin et Chirac.

  • Chavez a-t-il eu une stratégie dangereuse ? Là encore, Chavez s'est mêlé de cette histoire pour affirmer son influence sur la scène sud-américaine. Il aurait bien aimé aussi déstabiliser Uribe, l'un des seuls présidents de droite en Amérique Latine. Une fois cette analyse admise, je crois encore qu'il fallait tout essayer, et qu'Uribe aurait peut-être pris moins de risque s'il n'avait pas voulu mettre en défaut le volubile président vénézuelien. D'autre part, exclure la négociation est toujours négatif, sauf si on est sûr de soi lorsqu'on emploie la force. Je le répète, Uribe a eu un sacré coup de pot.

  • Les FARC sont-elles mortes ? Personne n'en sait rien, finalement. Je n'ai pas trouvé dans la presse du jour un quelconque élément qui permette de le penser. Crier à la fin des troubles en Colombie me semble bien optimiste, surtout que les paramilitaires sont toujours là.

En clair, les journalistes devraient être plus calmes et prendre le temps de prendre du recul pour faire des analyses géopolitiques. Un événement comme celui-ci peut certes avoir un impact fort sur les relations internationales et sur la vie politique d'un pays. De là à en faire un événement changeant la face du monde, n'abusons pas...

7 commentaires:

  1. Je n'aime pas trop ta théorie du coup de pot. Il a essayé, il a réussi, point. Si on commence à jouer avec les "si", on peut aller très loin.
    Maintenant, ce déferlement médiatique me surprend.
    Les FARC sont ils finis?
    Et les paramilitaires?
    L'argent qui les rend si puissants a-t-il disparu? J'en doute.
    De toute façon je ne vois pas en quoi la libération d'Ingrid Bétancourt changera la face du monde, on attire encore l'attention du public ailleurs, et on oublie peut-être le drame de Carcassonne et la sortie médiatique encore une fois catastrophique de Mr Sarkosy.
    Pour ce qui me regarde, Madame Bétancourt est une colombienne ayant étudié en France, ayant marié puis divorcé un français, mais qui est très engagée en Colombie.
    Alors ses relations avec la classe politique française (Villepin) lui donnent une importance particulière, mais il y a beaucoup d'expats français en situation difficile de par le monde, mais eux, on s'en tape.

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  2. Bonjour,

    Ce que je voulais souligner est le fait que l'étude des relations internationales se fait uniquement avec des "Si", et pas tellement le cas de Betancourt en lui-même.

    Je reste persuadé que ce type d'opérations militaires reste soumis au coup de pot: ça marche ou ça marche pas! L'histoire regorge d'exemples d'opérations réussies ou râtées, qui ont fait ensuite évoluer l'histoire.

    Les médias, c'est pour faire des recettes, rien de plus. Peut-être y a-t-il un objectif politique, mais il faut plutôt le chercher dans les réactions de la classe politique française à mon avis.

    A bientôt,

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  3. J'ai surtout l'impression (et ça commence à m'agacer d'être si souvent d'accord avec Manuel) que toute l'agitation médiatique autour d'IB est un joli paravent, ça occupe l'esprit des françaises et des français pendant que des choses beaucoup plus importantes se déroulent sans que l'on n'y accorde une aussi grande place médiatique, parcequ'au final, quelle importance ont la vie ou la mort de Madame sur le quotidien des français ? Sa libération va faire chuter les cours du pétrole ? ceux des denrées alimentaires ? Le prix de l'immobilier alors ? Et sa mort eût-elle changé quelque chose ?

    Tout ce que je retire de cette agitation médiatique c'est qu'on nous a bien pris pour des imbéciles, en janvier Mme Bétancourt était à l'agonie, témoignages poignants à l'appui, seul le courage de notre hyperprésident pouvait la sauver, puis plus de nouvelles, puis si, ça allait encore plus mal, ses conditions de détention étaient abominables, on la forçait à de longues marches alors qu'elle était à l'article de la mort.... et hier elle était souriante, volubile, semblait jouir de ses facultés physiques et mentales; je sais que le maquillage aide à paraître en bonne santé mais les derniers otages français (G. Malbrunot, F. Aubenas) semblaient beaucoup plus amaigris et faibles alors que leur détention fut d'une durée largement moins longue... Les médias auraient-ils légèrement déformé les faits pour les rendre plus "audimat-friendly" ?

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  4. Avec le peu de recul que je peux avoir pour cette histoire j'ai trouvé le battage médiatique autour de sa libération quelque peu exagéré. Soit, c'est une grande femme pour certain je peux le concéder mais toutes les conclusions déjà tirés par bon nombre de médias me laisse perplexe. Je pense que cette action réussie d'Uribe a porté un grand coup sur la cohésion et la communication chez les FARC mais je ne pense pas que ce soit leur fin. C'est une erreur de communication et puis une infiltration réussie des agents de l'armée colombienne désormais la question qui me tourmente c'est le nombre impressionnant d'otages que détiennent encore les FARC ! Certes, IB est une grande dame ( et qui croit en Dieu comme elle nous l'a dit ... c'est même une Jeanne d'Arc pour un analyste de TF1.. eh ben... ) mais il reste plus de 800 otages dans la jungle et je ne pense pas que la vie IB vale plus que toutes les autres.
    Maintenant, je suis d'accord avec l'auteur de l'article et à juste titre je ne pense pas qu'IB va arrêter son parcours politique alors Uribe risque de bien vite regretter son geste surtout qu'apparement (toujours dixit une interview d'une colombienne au beau journal de 13h
    de Pernault...) elle est devenue une grande dame en Colombie bien plus qu'elle ne l'était avant... Alors moi j'attends une belle campagne électorale qui risque de s'annoncer !
    Par contre, je trouve la réaction de Ségolène Royal quelque peu "déplacée" la question n'est pas encore de savoir s'il y aura récupération politique ou pas, je pense que tout le monde s'est rendu compte que Nicolas Sarkozy a eu le même rôle dans cette libération que ses prédécesseurs il n'a donc aucun mérite si ce n'est d'avoir perpétuer la pression française pour que la libération d'IB soit encore à l'ordre du jour même après 6 ans.

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  5. Si c'est vrai je demande qu'on me rembourse 1 euro 12 sur mes impôts, une sorte de quote-part de la rançon quoi :)

    Plus sérieusement, si c'est avéré les journalistes français devraient avoir le réflexe de rendre leur carte de presse et de chercher un autre job parcequ'ils ne font vraiment plus l'actuel avec talent... (non non non et non, cette fois je ne vise pas criticus, si vous me lisez c'est de vos confrères de l'international dont je parle, pas de vous).

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  6. Bonjour et merci pour vos commentaires,

    @ Fabrice : d'accord avec toi sur le fond. On pourra remarquer que le Parlement a aboli les 35 heures aujourd'hui au nez et à la barbe de tout le monde. Par contre, même si l'Etat a payé, je laisse mes 1,12 €. L'Etat fait tellement de dépenses que je conteste, que ce n'est pas cela qui va m'arrêter.

    @ Nyna : Bienvenue sur mon blog. Concernant votre commentaire, je suis totalement persuadé que les FARC sont toujours là, surtout s'il s'avère qu'il s'agit bien d'une rançon. La Colombie n'est pas prête d'être tranquille. Quand à Ségolène, ce n'est pas la première fois qu'elle dit une connerie, et, à mon humble avis, ce ne sera pas la dernière.

    @ Titophe : Bienvenue sur mon blog. Si c'est vrai, cela change passablement mon billet, car la notion de coup de pot disparaît alors. Attendons de voir la suite des événements.

    A bientôt,

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