dimanche 15 février 2009

Sous la pression du regard de l'autre.

Hier soir, cher lecteur, j’ai eu l’occasion d’entendre un morceau de l’excellente émission de Zoé Varier, « Nous autres », qui était consacrée au stress des cadres, et particulièrement à l’open space. Une bonne partie du programme se ciblait sur la pression que l’open space inflige aux cadres, toujours sous la surveillance des collègues et de la hiérarchie.

Bizarrement, en cette soirée de début de vacances, c’est mon métier qui m’est revenu en me baignant dans l’open space.

Pas si bizarrement que cela finalement. Lorsqu’on est enseignant, on passe toute sa vie sous le regard des autres, en permanence, dès le moment où l’on franchit la grille de l'établissement.

Je me souviens, cher lecteur, de mon tout premier cours, le moment où j’ai senti le poids du regard de l’autre, des autres, de mes élèves. C’était le vendredi 5 septembre 2001, devant une classe de seconde. Dans ma tête, jeune agrégé plein de connaissances et très sûr de lui, j’étais encore un étudiant. Je pensais à toute une série de références bibliographiques, à des connaissances pointues et denses. J’avais bossé ce premier cours de nombreuses heures : il était consacré à la citoyenneté à Athènes au Ve siècle avant J.-C.

J’ai ouvert la porte de la salle de cours à mes élèves, qui sont entrés et se sont installés. Je me suis mis à l’avant de la salle. Ils me fixaient tous, comme des gamins qui découvrent un nouveau professeur et qui se demande déjà à quelle sauce ils vont être mangés. Pendant quelques instants, j’ai flotté, et là, brusquement, je n’étais plus un étudiant en histoire, j’étais un enseignant, un adulte, qui allait transmettre des choses et mettre en œuvre son apprentissage pour former des jeunes. Là, j’ai commencé à parler, et j’ai passé la barre.

Depuis, le regard des autres est permanent. Lorsqu’on arrive au bahut, on est d’abord confronté à ses collègues et à ses supérieurs hiérarchiques, qui sont à la porte pour voir si tout se passe bien. Ensuite, dès que l’on sort de la salle des professeurs, au moment de la sonnerie, les élèves sont là et vous fixent. Dès que vous faites la moindre bêtise, le moindre faux pas, les élèves vous regardent, se moquent, jugent et papotent. En cours, on est au centre de l’attention en permanence. Quant on est intéressant, c’est positif, mais sinon, c’est pénible, très pénible… L’enseignant est un peu un acteur, toujours en train de jouer à l’enseignant, face à des élèves qui jouent aux élèves. On a aussi droit aux parents d’élèves, toujours critiques, à bon escient ou non. Et puis, une fois de temps en temps, l’inspecteur, qui essaie de vous jauger.

Cette idée d’être un acteur qui s’ignore… Lorsque j’étais en formation à l’IUFM (tu sais, cher lecteur, le machin que Sarkozy et Pécresse veulent supprimer), j’avais balancé cette image lors d’une de nos séances de brainstorming sur notre activité. Le formateur m’avait dit que nous n’étions absolument pas des acteurs. Dans le fond, il avait raison : nous ne sommes certainement pas des acteurs, nous sommes nous-mêmes face aux élèves, mais indéniablement, nous jouons un rôle.

En écoutant ces cadres raconter la pression de l’open space, j’ai repensé à la pression du regard des autres, permanente et lancinante. Nos vacances sont aussi un moment où nous échappons à ce regard, pendant quelques jours. Nous nous remettons, nous réfléchissons à nos cours, nous corrigeons quelques copies en souffrance, nous partons deux-trois jours en vacances, nous faisons un peu la fête.

Et nous revenons, quinze jours plus tard, prêt à se confronter, à nouveau, au regard des autres.

17 commentaires:

  1. Témoignage interressant de l'acteur qui n'en est pas un, tout en l'étant.

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  2. @ Jeandelaxr : j'espère que je suis quand même un blogueur tout en l'étant.

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  3. Attention chers enseignants, vous n'avez que 28 jours ce mois-ci pour vous plaindre,
    ne perdez pas de temps...

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  4. Bon article qui fait à la fois sourire et réfléchir :)
    PS: je me souviens encore très bien de votre cours sur la citoyenneté à Athènes! Intéréssant! (Peut-être aussi car j'avais eu 17.5 au contrôle hihii)

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  5. Je ne suis pas enseignant, mais je conçois la salle de classe comme un lieu clos, tout le contraire d'un open space.
    L'open space, c'est le contrôle par ses supérieurs et ses collègues, je comparerai les élèves plutôt à des clients, en quelque sorte.
    J'aime beaucoup les "quelques jours de vacances"... Tu ne manques pas de toupet!

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  6. @ Titi : personne ne se plaint ici !

    @ Sylvie Yang : merci.

    @ Manuel : c'est vrai, et c'est bien pour cela que j'utilise le mot "Bizarre" dans le texte.

    C'est une boutade. Si j'avais été ambitieux, j'aurais demandé 5 semaines de plus !

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  7. On n'est pas en vacances, on est en chômage technique :-)
    Et je pense aussi qu'on est des acteurs, parce qu'au fond, une grande partie du texte n'est pas de nous. Ce que toi et moi enseignons en HG n'est pas de nous. En revanche, l'interprétation... On est aussi du coup des metteurs en scène, non ?

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  8. « Ils me fixaient tous, comme des gamins qui découvrent un nouveau professeur et qui se demande déjà à quelle sauce ils vont être mangés. »

    Mais non, voyons ! Ils se demandaient à quelle sauce ILS allaient VOUS manger...

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  9. @ Cloran : chômage technique... Elle est pas mal, celle-là. On n'est pas les seuls maîtres de la mise en scène : l'établissement, l'institution, les élèves ont aussi un grand rôle là-dedans.

    @ Didier : cela dépend des classes. Certaines sont prêtes à se faire manger, d'autres à dévorer.

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  10. Somme toute, ce texte témoigne bien que "l'enfer, c'est les autres".

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  11. @ Hervé : l'enfer, je n'irais peut-être pas jusque là, mais ce n'est pas facile tous les jours il est vrai.

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  12. C'est surtout dans l'ensemble de la société que l'on vit sous le regard des autres : les caméras, les empreintes, les pistages bancaires et téléphoniques, le traçage informatique, les dossiers médicaux, la génétique, et tout ça, sous prétexte de sécurité.
    On finit par ne plus s'en rendre compte.
    Comme dit Mtislav, il y a "décroissance de l'intime".
    Et j'ajouterai une peur collective de la solitude.
    Finalement, les moments de véritable intimité, surtout si l'on vit avec quelqu'un sont rarissimes.

    Je trouve que tout de même, le fait d'être sous le regard d'autres n'est pas tout à fait la même chose quand on est enseignant - parce que c'est l'objet même du métier, la transmission - que lorsqu'on est en open space, sous contrôle et maitrise de soi-même tout le temps.
    Dans le cas d'un enseignant, l'initiative n'est pas bridée.
    Et puis c'est un temps mesuré, rythmé, pas l'ensemble de la journée de travail.
    Je crois que tu mélanges deux choses qui ne sont pas identiques.

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  13. @ Audine : je sais, chère Audine, je sais. L'open space n'était finalement qu'un vague prétexte. Cependant, je te conseille l'audition de l'émission linkée. C'est vraiment bien...

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  14. On pourrait réfléchir sur le fond. Et noter cette aporie contemporaine : d'un côté "on" se plaint de plus en plus des caméras de surveillance, du flicage électronique, de la "traçabilité" humaine, etc. ; mais, de l'autre, "on" exige de plus en plus de transparence, y compris dans la vie privée des gens (femmes battues, etc.), au nom du Bien et de la Morale. Or, il me semble que l'un et l'autre vont ensemble et ne peuvent être dissociés.

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  15. @ Didier : je suis assez d'accord avec vous. Personnellement, je suis totalement anti-caméras de surveillance, dont le bénéfice est bien plus faible que le gain, et je suis toujours très inquiet du contrôle insidieux qui existe sur nos vies, par les codes, les sites internets, les caméras, les hiérarchies professionnelles, étatiques et entrepreuneriales.

    Cette tendance est de fond, dans notre société. Je ne peux que tristement le déplorer sur ce blog...

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